L’hebdomadaire Actualité juive du 15 avril 2021 a publié un dossier sur la Turquie avec les articles de: Alexandre Adler, Frederic Encel et Nora Seni:
Nora Seni: « Les juifs de Turquie, une mémoire captive »
Certes, on ne pourrait guère s’attendre à ce que la communauté juive de Turquie s’épanouisse et prospère sous un régime qui n’en finit pas de déconstruire l’État de droit et de limiter les libertés. Cependant son importance démographique a commencé à fondre comme neige au soleil bien avant que les « islamo-conservateurs » – comme ils aiment à se désigner – n’arrivent au pouvoir en 2002. La population juive était déjà tombée à dix-sept mille personnes dans les années 2000. Elle était de quatre-vingt mille en 1923. L’émigration la plus importante s’est produite lors de la création de l’État d’Israël et s’est poursuivie dans les années 1960. Funeste fut l’année 2003 marquée en août par l’assassinat d’un dentiste – « parce qu’il était juif » – et en novembre par le double attentat perpétré contre deux synagogues. Ils ont fait plusieurs dizaines de morts. Les auteurs de ces attentats étaient des Turcs, ce qui n’était pas le cas des attentats précédents contre des synagogues.
Si le déclin démographique se poursuit à un rythme soutenu (une diminution d’une centaine de personnes par an), il contraste néanmoins avec la situation plutôt prospère de cette population dont les institutions ont connu un renouvellement certain depuis les années 1990. Ce paradoxe traduit des rapports complexes, ambivalents entre la nation turque, l’État et la communauté juive. Bien qu’on ne cesse d’annoncer la disparition proche de cette communauté, elle se maintient et reste encore la plus importante de la région des Balkans, du Moyen-Orient et du Caucase.
La passion historiographique
Depuis le milieu des années 1990, un souci de vérité historique a pu se faire entendre et contester le récit officiel. Des historiens sans affiliations universitaires ont pu par leurs essais dissiper quelque peu le roman officiel transmis par les manuels scolaires et par les censures dues au nationalisme. Ils ont rendu compte autant des » événements de Thrace » pogroms incités secretement par l’État et qui suscitèrent, en 1934, la fuite vers Istanbul des familles juives d’Edirne et de ses environs, que de l’impôt sur la fortune (1942) qui toucha les juifs en particulier et en ruina un grand nombre. Ils ont fait la lumière sur la responsabilité de l’État turc dans les violences de septembre 1955 qui visèrent magasins et officines des Grecs, des juifs et des Arméniens. La vérité sur les sympathies nazies des magnats de la presse kémaliste et proches du gouvernement comme les propriétaires du quotidien social-démocrate Cumhuriyet, est plus difficile à entendre. Tout aussi difficile s’avère le projet de contester l’image de « la Turquie sauveur du judaïsme européen » pendant la Seconde Guerre mondiale. Le livre de l’historienne allemande Corry Guttstadt, Turkey, the Jews and the Holocaust traduit et publié en turc en 2012, est venu à point nommé : les preuves qui déconstruisent ce mythe y sont portées à la connaissance de tous, mais ont continué longtemps d’être ignorées.
Une mémoire largement confisquée
Par deux fois la mémoire des juifs de Turquie a été instrumentalisée par la politique de négation du génocide arménien par l’État turc. Une première fois vers la fin des années quatre-vingt lorsque différentes instances internationales reconnaissent indirectement ou directement – comme le fit le Parlement européen en 1987 – le génocide arménien. Comme parade à la pression qui s’exerçait sur Ankara et à l’approche de 1992, anniversaire de l’exode des juifs de la péninsule ibérique, fut créée par une centaine de personnalités turques, musulmanes et juives (diplomates à la retraite, hommes d’affaires), la Fondation
du cinq-centième anniversaire (de l’arrivée des Sépharades en terres ottomanes). La Fondation organisa en 1992 colloques et manifestations qui avaient pour objectif d’étayer la perception de « havre de sécurité » que furent pour les juifs les terres ottomanes. Une des raisons qui poussèrent la communauté à accepter cette mission fut la vive réaction anti-israélienne des islamistes turcs de droite lors de la première Intifada et leurs slogans anti-juifs appelant à un régime islamique. Garantir la protection du gouvernement fut certainement la raison fondamentale qui incita la communauté juive à cette entente tacite. Les membres de la communauté n’ont pas manqué de ressentir quelque fierté à contribuer au rapprochement de la Turquie avec le monde occidental. Ceci en participant à un récit fondé sur trois moments essentiels : le refuge offert par le sultan Beyazıt II aux juifs expulsés d’Espagne, l’invitation lancée aux professeurs juifs allemands en 1933 à venir en Turquie conduire la fondation de l’université turque contemporaine et le sauvetage de la Shoah de Juifs turcs en Europe par des consuls turcs. Sans doute l’élaboration d’un tel récit ne fut possible que parce qu’il n’existait aucune autre étude historique sur le sujet.
Depuis, des historiens ont montré que la centaine de professeurs juifs allemands expulsés de leur poste universitaire par les nazis avaient été invités pour travailler à la construction de cursus et d’instances d’études supérieures et non pour les protéger des persécutions nazies.
Les historiens ont aussi montré que s’il y avait bien eu un diplomate, le consul de Rhodes, qui avait sauvé au prix d’énormes risques des vies juives et reconnu Juste parmi les nations par Yad Vashem, la Turquie n’a pas moins fermé ses frontières aux juifs fuyant l’Europe nazie dès 1938. C’est ainsi que firent naufrage au large d’Istanbul deux navires le Salvador (1941) et le Strouma (1942) pour n’avoir pas eu l’autorisation d’accoster ou de débarquer leurs passagers. Un millier de personnes se noyèrent dans ces circonstances. Si on ajoute à ce tableau que la frontière turco-grecque resta fermée tout au long de la guerre, condamnant les 40 000 juifs grecs de Salonique et de Didymothicon à la déportation vers Auschwitz et Treblinka, on aura dissipé le fantasme de la Turquie, pays refuge pour le judaïsme européen.
La mémoire juive et la question arménienne
Une seconde occasion d’instrumentaliser la mémoire juive pour nier le génocide arménien s’est présentée lorsque la Turquie a posé, en 2008, sa candidature d’adhésion à l’IHRA, l’International Holocaust Remembrance Alliance. Trente pays européens, les États-Unis, le Canada, Israël et l’Argentine sont membres de cette organisation. La Déclaration de Stockholm (2000) en est l’acte fondateur et engage les États signataires à encourager les recherches sur la Shoah, l’antisémitisme et à l’enseigner. Le cahier des charges induit que les pays doivent reconnaître les violences et les massacres qui ternissent leur histoire, leur faire place dans le cursus de l’Éducation nationale, favoriser lieux et dates mémoriels, instaurer une journée de commémoration de la Shoah. Encouragée par le ministère des Affaires étrangères turc, la communauté juive commémore publiquement depuis 2010 la Journée de la Shoah le 27 janvier, en présence de membres officiels du gouvernement, de la préfecture, des universités. Cela n’empêche pas le représentant de l’État de « gronder » la communauté lorsque les micros sont fermés à la traduction (pour les journalistes étrangers) et de lui « reprocher » la politique d’Israël ! Inspiré par sa candidature à l’IHRA, le gouvernement de M. Erdogan a fait restaurer à grands frais la synagogue d’Edirne, où il ne reste plus de juifs. C’était la plus grande synagogue des Balkans. Ressurgie de ses ruines, elle fut inaugurée en 2020 en présence du vice-Premier ministre et par la foule de fidèles venus d’Istanbul. Mais combien de fois l’an referont-ils ce voyage de 237 kilomètres afin que revive cette synagogue ?
La Turquie pays « observateur » attend depuis 2008 d’être reconnue membre à part entière de l’IHRA, ce qui constituerait espère-t-elle un bouclier contre l’accusation de génocide. Elle multiplie des gestes dont la portée symbolique est contredite par les écarts de langage de son président, Recep Tayyip Erdogan, et par la nature même du régime. Le parti de la Justice et du Développement, l’AKP, parti fondé par Erdogan a pour terreau le mouvement Millî Görüs, islamique, nationaliste et qui a fait de l’anti-sémitisme un de ses emblèmes. La communauté juive est immergée aujourd’hui au sein d’une société où, réduite à peau de chagrin, l’espace public est saturé de médias de propagande gouvernementale à l’anti-occidentalisme – culturel et stratégique – décomplexée. On peut aisément imaginer que la communauté juive comme d’ailleurs une bonne partie de la population turque ne s’y sente pas franchement en sécurité.