OTAN : Recep Tayyip Erdogan, un allié récalcitrant à la stratégie risquée / Nicolas Bourcier / LE MONDE

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En dépit de l’engagement pris en juillet, la Turquie n’a toujours pas ratifié l’entrée de la Suède dans l’Alliance atlantique. Sur la modernisation de ses avions de combat, la Syrie, la Russie, le Hamas, les sujets de discorde se sont accumulés ces dernières années entre le président turc et ses alliés.

Le Monde, le 29 novembre 2023

La scène remonte au mois de juillet, quelques heures à peine avant l’ouverture du sommet annuel de l’OTAN, à Vilnius, en Lituanie. Tout sourire, le secrétaire général, le Norvégien Jens Stoltenberg, annonce à la surprise générale que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, vient d’accepter de lever son opposition à la candidature de la Suède à l’Alliance atlantique. Le diplomate norvégien se félicite d’un jour « historique », immédiatement applaudi par le président américain, Joe Biden, qui salue « la diplomatie, le courage et le leadership » de son homologue d’Ankara.

Deux jours plus tard, le 12 juillet, à la fin du sommet, Recep Tayyip Erdogan précise qu’« à l’automne, lorsque les travaux de la législature reprendront, le speaker du Parlement [turc] portera le protocole d’adhésion de Stockholm au vote » et ajoute : « Nous voulons que ce processus prenne fin aussi vite que possible. »

Les mois ont passé et le constat s’impose : la Turquie n’a toujours pas ratifié l’accession de la Suède, et l’heure est au grand flou quant à la possibilité qu’Ankara tienne sa promesse. Le président turc a bien envoyé le protocole d’accord au Parlement, fin octobre. Mais la commission des affaires étrangères, largement dominée par la formation du chef de l’Etat, le Parti de la justice et du développement (AKP), a ajourné, le 16 novembre, les débats sur le texte, sans plus de précisions.

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Aucune explication n’a réellement été avancée. A peine a-t-on appris qu’une motion des députés AKP avait été déposée, selon laquelle les négociations avec Stockholm n’étaient « pas parvenues suffisamment à maturité ». Le président de la commission, Fuat Oktay, a ensuite déclaré aux journalistes que l’ambassadeur suédois pourrait être invité à la prochaine session afin de fournir des informations supplémentaires sur les mesures prises par son pays pour répondre aux préoccupations de la Turquie en matière de sécurité. Et puis, plus rien.

Seule certitude, les autorités d’Ankara ont prévenu l’Alliance atlantique, il y a quelques jours, que le vote n’aurait pas lieu avant la réunion des ministres des affaires étrangères de l’OTAN, prévue à Bruxelles mardi 28 et mercredi 29 novembre.

« Méfiance, désaccords et intérêts contradictoires »

Etrange situation que celle de la Turquie, un pays de l’OTAN parmi d’autres, en principe, mais qui semble délibérément vouloir rappeler, à chaque occasion, qu’il est un allié difficile et indocile, soucieux de maximiser indéfiniment ses intérêts ou ses gains, quitte à faire apparaître ses propres contradictions et à épuiser la « patience stratégique » de ses alliés.

La ratification de l’adhésion de la Suède par les députés turcs peut s’obtenir par cent quarante voix plus une, c’est-à-dire à peine un peu plus de la moitié des élus AKP de l’Assemblée, qui disposent d’un total de 267 sièges (322 avec les alliés ultranationalistes et islamistes) sur les six cents que compte l’hémicycle. « En théorie, un simple coup de fil du président suffit à faire adopter un tel texte dans la seconde », reconnaît un conseiller au Parlement d’Ankara.

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« Il n’est pas facile de comprendre Erdogan, mais il faut essayer, particulièrement sur ce dossier », affirme Krzysztof Strachota, spécialiste de la Turquie au Middle East Institute, un cercle de réflexion basé à Washington, pour qui la question suédoise est l’exemple le plus criant de la relation complexe qu’entretient Ankara avec l’OTAN et les Etats-Unis. « L’adhésion de Stockholm est venue jeter une lumière crue sur la méfiance, les désaccords et les intérêts contradictoires qui se sont accumulés ces dernières années entre la Turquie et ses alliés occidentaux », explique l’expert.

Selon lui, l’idée que les membres de l’Alliance ne mesurent pas suffisamment la gravité des périls auxquels la Turquie est exposée, voire maltraitent leur partenaire oriental, a largement fait son chemin. « Pour Erdogan et ses proches, les alliés occidentaux jouent une politique antiturque sur des théâtres aussi variés que le Moyen-Orient, avec, par exemple, le soutien aux forces kurdes dans le Nord syrien, ou en Méditerranée, avec la Grèce. Ils heurtent également les intérêts stratégiques turcs en bloquant la modernisation de son armée, avec le refus de livrer des avions de combat dernier cri. » Et d’ajouter : « La Suède n’est d’évidence pas cruciale pour la sécurité de la Turquie, mais il est clair que le président Erdogan l’utilise comme un levier et une monnaie d’échange, une sorte d’occasion de reset [« relance »] des relations avec l’Alliance et Washington qu’il semble avoir privilégiée, surtout depuis sa réélection en mai, mais sans trop de succès jusqu’à présent. »

« Il y a un éléphant dans la pièce »

En froid avec l’OTAN après avoir acheté, en 2017 et pour 2,5 milliards de dollars (2,28 milliards d’euros), le système de défense russe S-400, Recep Tayyip Erdogan avait créé lui-même une situation hors norme au sein de l’institution. Critiqué pour sa relation ambiguë avec son « cher ami Poutine », le chef de l’Etat avait fini par semer le doute sur sa fiabilité. Au point que Jens Stoltenberg, qui n’a pourtant cessé de désigner Ankara comme « un allié précieux », avait lui-même dû reconnaître, trois ans plus tard, l’existence d’un « problème turc » à l’OTAN. « Il y a un éléphant dans la pièce, et il est de plus en plus gros », avait ajouté un diplomate de l’Alliance, dans une formule qui deviendra bientôt maxime dans les couloirs de l’institution.

Le retour accéléré d’Erdogan dans le giron atlantiste avec le déclenchement de la guerre russe en Ukraine, que le chef de l’Etat turc a immédiatement qualifiée d’agression « illégale », a suscité un soulagement. S’ensuivront d’âpres négociations avec la Maison Blanche à propos de l’accession de la Suède à l’OTAN et de la levée du veto turc, liée à la livraison d’avions de combat F-16, réclamés par Ankara.

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En juin, l’administration Biden affirme qu’elle est prête à céder quarante de ces avions de chasse à la Turquie. Tout en précisant qu’il lui faut d’abord le feu vert du Congrès, une condition inacceptable pour Ankara.

C’est à cette aune qu’il faut comprendre le difficile et parfois embarrassant exercice d’équilibre du président turc, qui cherche à naviguer entre ses deux partenaires, Moscou d’un côté, Washington et ses alliés de l’autre. Au cours de ce même mois de juin, dès le deuxième jour de la rébellion avortée d’Evgueni Prigojine et des troupes de Wagner en Russie, le samedi 24 juin, Erdogan avait été l’un des rares dirigeants étrangers – et le seul membre de l’OTAN – à appeler Vladimir Poutine pour lui exprimer son soutien.

Après avoir tendu la main au président russe, Ankara se tourne vers l’Occident et l’Ukraine. Erdogan dit accepter l’élargissement de l’OTAN, rencontre le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, à Istanbul. En retour, une délégation du Congrès américain se rend en Turquie et les deux pays mènent des exercices en Méditerranée orientale.

« Erdogan est un joueur »

Ces rapprochements sont vus comme significatifs, mais pas décisifs. Ils sont suivis par de nouveaux efforts de la part de Recep Tayyip Erdogan pour entretenir ses relations avec Moscou. Le 4 septembre, il rencontre son homologue russe à Sotchi, notamment pour tenter de convaincre Vladimir Poutine de revenir dans l’accord d’exportation de céréales ukrainiennes, dont le Kremlin s’est retiré en juillet, ainsi que pour discuter de la situation dans le Caucase du Sud, à la veille de l’opération menée par l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh.

Les affaires font aussi partie du menu. La Turquie et la Russie ont doublé leurs échanges commerciaux depuis le début de la guerre. Quelques semaines plus tard, à New York, le président turc va jusqu’à dire, au cours d’un entretien tendu avec une journaliste de la chaîne américaine PBS, qu’il fait « autant confiance à la Russie qu’à l’Occident ».

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« Erdogan est un joueur qui essaie toujours d’obtenir quelque chose en plus, affirme Henri Barkey, ancien membre du département d’Etat américain, né à Istanbul, spécialiste de la Turquie et expert au sein du Council on Foreign Relations. A l’international, il cherche à se positionner à la fois comme faiseur de rois et comme perturbateur. Mais attention à ne pas se tirer trop de balles dans le pied, le risque de voir se transformer un opportunisme stratégique en vulnérabilité critique est élevé. Ses récents propos sur le Hamas [qualifié, le 25 octobre, de “groupe de libérateurs” par le président turc] ont été très mal perçus et l’ont de facto exclu de toute négociation. »

Le spécialiste rappelle que la Turquie est importante dans le monde parce qu’elle fait précisément partie de l’OTAN. Il conclut : « La Suède deviendra membre de l’Alliance d’une manière ou d’une autre et Erdogan devra l’accepter, parce que le prix à payer en cas d’échec est trop élevé. » Lundi 27 novembre, à Bruxelles, Jens Stoltenberg a simplement rappelé que « le temps [était] venu pour la Turquie de finaliser le processus d’adhésion ».

Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant)

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