« Où va L’Ukraine , Propulsée par ses drones turcs et L’élection de Joe Biden ? » PAR Fehim Tastekin

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Traduit par Renaud Soler; Paru le 7/12/20 dans Gazete Duvar en turc

La stratégie militaire appliquée par l’Azerbaïdjan et la Turquie dans le conflit gelé du Haut-Karabakh commencerait-elle à faire école ? Les informations à propos de l’utilisation de drones dans des manœuvres militaires ukrainiennes pourraient laisser présager d’une volonté de reconquérir le Donbass grâce à la stratégie éprouvée dans le Haut-Karabakh.

L’activité militaire dans les régions russophones de Donetsk et de Louhansk, qui échappent au contrôle de Kiev depuis 2014, attire depuis quelques semaines l’attention. Les observateurs évoquaient rôle possible des drones de fabrication turque Bayraktar TB2. Ils n’avaient pas totalement tort, tant le renforcement des capacités turques dans l’aviation sans pilote a transformé sa conception de son rôle dans les régions de conflit : la diplomatie est en recul et la politique étrangère se militarise, indices d’anormalité pour tous ceux qui souhaitent une normalisation, et de « grande nation » pour les aventuristes.

Après l’annexion de la Crimée en 2014, les relations entre Kiev et Ankara se sont recentrées sur l’opposition à la Russie. Les bases d’une coopération militaire ont été jetées par les partenariats signés en 2016 et 2018 sous Petro Porochenko. Un accord de coopération militaire et financière a été signé le 3 février 2020 avec l’ancien comédien devenu président Volodomir Zelenski. Le 16 octobre 2020, un accord-cadre militaire a également été paraphé. L’Ukraine a acquis l’année dernière six drones Bayraktar TB2 et envisage l’acquisition de 48 appareils supplémentaires à produire, selon Vadim Nozdriya, directeur général d’Ukrspetseskport (entreprise publique d’armement), dans le cadre de la production en commun d’un modèle modifié de Bayraktar TB2. La contribution essentielle de l’Ukraine consisterait dans le moteur. Le turbopropulseur AI-450T de l’entreprise ukrainienne Ivachenko-Progress est en effet actuellement utilisé dans le nouveau modèle de drone Bayraktar Akıncı. Un partenariat nommé « Black Sea Shield » a de surcroît commencé l’année dernière avec Ukrspetsexport afin de développer un moteur d’avion et des technologies de fusée. Autrement dit, l’expertise aéronautique de l’Ukraine, héritage de la période soviétique, et l’industrie militaire turque en plein essor, servent les appétits régionaux de la Turquie et son poids stratégique dans l’OTAN. Cela est suffisant pour alarmer la Russie, qui suit ces développements avec attention et pourrait prendre des mesures en rétorsion.

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Le président Zelenski privilégiait jusqu’à récemment encore la résolution des conflits avec la Russie par le dialogue ; le succès militaire du partenariat Azerbaïdjan-Turquie semble l’avoir quelque peu enhardi. Le 16 octobre, il a parlé à Istanbul de libérer les territoires occupés, en référence aux régions de Donetsk, de Louhansk et à la Crimée. Quant à Erdoğan, il a réitéré le refus turc de reconnaître l’annexion de la Crimée et mit l’accent sur le partenariat militaire avec l’Ukraine. Zelenski a souligné que « les relations [avec la Turquie] sont à un niveau jamais atteint ».

La Turquie continue à envisager l’avenir des Tatars en Ukraine et cimente son partenariat stratégique avec Kiev sur cette base. De manière intéressante, les partenaires ne vont pas jusqu’à évoquer une solution pour les Tatars ayant quitté la Crimée. L’Ukraine est naturellement un partenaire stratégique pour la Turquie, inquiète du renforcement de la flotte turque basée à Sebastopol en mer Noire. Les deux pays ont le même point de vue sur l’influence russe. On peut y lire en filigrane la stratégie d’encerclement de la Russie de l’OTAN. Les gourous de l’Alliance, qui parlent « d’assurer la sécurité et la stabilité en mer Noire », ont confié à la Turquie le rôle de barrière à l’expansion turque dans le bassin méditerranéen et en mer Noire, ce qui ne va pas dans le sens de l’Arménie, qui a le double désaventage d’être placée sous le parapluie sécuritaire de la Russie et d’être en butte à l’hostilité de la Turquie. D’après les media ukrainiens, le chef d’état-major Ruslan Khomchak a annoncé que les drones Bayraktar ne seraient pas utilisés seulement dans le Donbass mais aussi pour surveiller la Crimée, la mer d’Azov et le détroit de Kertch.

La République populaire du Donbass et la République populaire de Louhansk ne disposent pas de systèmes de défense antiaérienne et pourraient se trouver menacées en cas d’attaque par drone de l’Ukraine. Selon les informations communiquées, l’armée ukrainienne a testé la coordination entre 6 drones TB2 et des lance-missiles antichar Javelin (américains) et leur efficacité opérationnelle. Les media ukrainiens écrivent que les drones seront cruciaux pour libérer le Donbass et font explicitement référence à l’expérience du Karabakh. Des préparatifs seraient déjà en cours. Les forces aériennes ukrainiennes ont annoncé qu’un drone américain Reaper avait participé aux manœuvres Clear Sky le 2 décembre dernier. Toutes ces nouvelles indiquent qu’en cas de guerre, les drones sont appelés à jouer un rôle central.

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Impossible aussi de ne pas voir que toutes ces audaces sont encouragées par l’élection de Joe Biden.

Zelenski avait été élu sur la promesse de négocier une solution dans le Donbass sans rien concéder de plus à la Russie. Sa politique a depuis été inconsistante, au point de retirer des unités du Donbass et d’ordonner de ne pas répliquer à des violations du cessez-le-feu, au grand dam de ses alliés occidentaux. On rapporte que le MI6 (renseignements extérieurs du Royaume-Uni) a fait part de sa désapprobation à Zelenski. Porochenko a lui aussi moqué la proposition de Zelenski de résoudre la crise par le dialogue avec la Russie. L’ancien président pro-occidental soutient que cela est impossible sans avilir le statut de l’Ukraine. La victoire de Biden semble avoir eu un effet sur l’indécision de Zelenski.

Bien que la ligne américaine n’ait pas changé, pourquoi est-ce Joe Biden et non pas Donald Trump qui enflamme d’enthousiasme Kiev ? D’abord, sous la présidence d’Obama, le dossier ukrainien était suivi par le vice-président Biden, qui s’était rendu à six reprises dans le pays et avait soutenu une politique de fermeté face à la Russie. Des intérêts personnels l’encouragent aussi probablement à suivre le dossier de près. Hunter Biden, le fils de Joe Biden, entretient des relations intriquées avec l’Ukraine. On se souvient que Trump avait essayé d’en faire une arme politique contre son rival. D’après des informations révélés au cours du procès en destitution de Trump, la compagnie gazière privée ukraine Burisma avait nommé en 2014 Hunter Biden membre de son conseil d’administration avec un salaire confortable. Quand le procureur général Viktor Shokin avait lancé en 2015 une enquête pour corruption sur Burisma, Biden avait menacé Porochenko de ne pas verser une aide d’un milliard de dollars à l’Ukraine. Il en avait fait ensuite le récit en 2018 devant le Council of Foreign Relations : « Si le procureur n’est pas limogé, vous n’aurez pas l’argent. […] Six heures plus tard, ce fils de pute (sic) était viré ». Trump avait ensuite essayé de contraindre Zelenski à lancer une enquête sur les pressions de Biden ; devant le refus de Zelenski, il avait gelé une aide de 400 millions de dollars à l’Ukraine. Quant à la Crimée, elle n’intéressait pas du tout Trump qui avait dit en 2016 : « Vous savez, le peuple de Crimée, pour ce que j’en sais, préfère être avec la Russie plutôt que là où il était ». Biden voulait de son côté « faire payer » à la Russie son annexion de la Crimée.

La reprise de l’activité militaire dans le Donbass et la mort de deux soldats à Donetsk depuis l’élection de Biden ne sont pas des hasards. L’ancien ministre de la défense de la République populaire du Donbass s’attend à un accroissement des opérations militaires. Le ministre des affaires étrangères ukrainien Dmitro Kuleba a dit : « soyez sûrs que Biden sera intraitable face à l’aggressivité de la Russie. La Russie va se retirer de Crimée ». Il ajoute que l’Ukraine espère que la Turquie jouera un rôle de « leader » et ajoute : « la Turquie est de notre côté ».

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Du point de vue de la Russie, la Crimée est une affaire réglée : un changement dans le statu quo équivaudrait à un recul territorial. L’Ukraine a répondu au séparatisme et à l’influence russe par la révolution orange (2004-2005), l’agitation contre, et en définitive le renversement des pro-Russes revenus au pouvoir par le mouvement d’Euromaïdan (2010-2014), la normalisation de partis et d’organisations néonazis d’extrême-droite – participation du parti Svoboda au gouvernement en 2014, rôle des paramilitaires du régiment Azov dans le Donbass, de l’organisation Secteur droit dans l’incendie en 2014 de la Maison des syndicats d’Odessa (48 morts) où s’étaient refugiés des pro-Russes et dans l’assassinat de policiers, et enfin l’annulation de la loi de 2012 sur les langues minoritaires en 2014 et la limitation de l’utilisation du russe, du hongrois et du roumain dans l’administration par une nouvelle loi en 2019. L’OTAN n’a pas marqué de désapprobation et ne pense qu’à récupérer Sebastopol, 237 ans après la conquête russe sous la tsarine Catherine la Grande.

La réponse de Poutine a été l’occupation de la Crimée en 2014, rattachée en 1954 à l’Ukraine par Krouchtchev. La stratégie utilisée en Ossétie du Sud et en Abkhazie se répète : des passeports russes sont distribués aux habitants. D’ici la fin de l’année, on parle d’un million de passeports. Poutine a déjà annoncé que si l’Ukraine s’attaquaient à des citoyens russes, les conséquences seraient lourdes. Désormais, la Crimée et l’est de l’Ukraine sont remplis de citoyens russes.

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Dans la mesure où l’entrée de la Turquie dans la zone d’influence russe au Karabakh a été compensée par l’accroissement de l’influence russe à Bakou et à Erivan, ainsi que par le retour de l’armée russe en Azerbaïdjan, il est possible de parler de donnant-donnant. On voit néanmoins les Russes fulminer. La Crimée est un cas sui generis. Une solution militaire dans le Donbass pourrait pousser la Russie à une guerre impliquant un membre de l’OTAN. Car jusqu’à présent, les pays occidentaux ont choisi d’appliquer des sanctions minimales. Aucun ne n’est mis en position d’entrer en conflit frontal avec la Russie. Sauf la Turquie.

Fehim Tastekin est un journaliste turc et chroniqueur pour Turkey Pulse d’Al-Monitor qui a précédemment écrit pour divers journaux turcs. Il est spécialisé dans la politique étrangère de la Turquie et les affaires du Caucase, du Moyen-Orient et de l’UE. Sur Twitter : @fehimtastekin

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