Plus de six mois après le tremblement de terre de février, la ville d’Antakya, située à l’épicentre de la catastrophe, ressemble toujours à un champ de ruines – Nicolas Bourcier – LE MONDE

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Envoyé spécial du Monde à Antakya et Dikmece (Hatay) Nicolas Bourcier témoigne -dans un article du 2 septembre 2023 du chaos qui y règne et déclare « C’est comme si le séisme avait eu lieu hier »

La ville où Mehmet Gül a vu le jour il y a cinquante-huit ans et où il a vécu pratiquement toute sa vie n’est plus qu’un lointain souvenir. Et le quartier où il a grandi, comme tous les autres alentours, un immense champ de ruines. Depuis sa petite cour ombragée, devant sa maison éventrée, Antakya offre un sidérant spectacle de chaos et de désolation. « Plus de six mois après le séisme, la situation est toujours aussi désastreuse. Pire, personne ne sait où nous allons », souffle Mehmet. Jusqu’au tremblement de terre du 6 février et ses innombrables répliques, la ville comptait 400 000 habitants, plus de 1,7 million avec ses environs. Capitale administrative de la région du Hatay, dans le sud de la Turquie, l’antique Antioche, autrefois la troisième plus grande ville au monde, est aujourd’hui quasi déserte, effondrée sur elle-même, comme pulvérisée.

L’air est saturé de bruit et de poussière, le produit de l’incessant chassé-croisé des grues mobiles et des camions chargés à ras bord de ferraille et de détritus. Quelques silhouettes ramassent, ici et là, des tiges et des câbles d’acier. Le kilogramme se monnaye 6 livres turques (20 centimes d’euros) auprès des grossistes encore présents. Près de 92 % de la ville est à reconstruire. Et selon les chiffres du maire Lütfü Savas, 90 % de la population est partie vivre ailleurs.

Derrière la tente qui sert depuis le séisme de refuge à Mehmet Gül et sa famille, le fracas des pelleteuses et des bulldozers redouble d’intensité. « Vous entendez, ils se rapprochent, ma maison sera probablement la prochaine. » Il y a quelques semaines, cet instituteur à la retraite a trouvé un ordre de démolition scotché sur une de ses fenêtres encore intactes. Peu avant, deux policiers étaient venus se présenter. Ils lui ont demandé à lui et sa petite famille s’ils avaient des besoins. « Ils sont venus cinq mois après la catastrophe, 152 jours exactement, vous imaginez ! Je n’ai rien pu leur dire. J’ai toujours cru en l’Etat, mais là, j’ai pris cela pour une insulte. »

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Mehmet reconnaît que les secours ont été rapides pour la nourriture et les vêtements. Des tentes ont été fournies. L’électricité refonctionne et l’eau a été rebranchée en avril, même si elle n’est plus potable comme avant. Sa femme Emel, elle-même à la retraite, précise que la mairie d’Istanbul a aussi beaucoup aidé, en envoyant des containers et du personnel. « Mais pour tout le reste, c’est le chaos, comme si le séisme avait eu lieu hier. Tout est horriblement lent et totalement opaque. »

« Sans toit ni lendemain »

En tant que propriétaire de sa parcelle, Mehmet a postulé pour obtenir les 500 000 livres turques (17 000 euros) d’aides de l’Etat pour reconstruire son bien. Il n’a toujours pas reçu de réponse. Ce qui le perturbe le plus, c’est le coût de la reconstruction, estimé à au moins 1,5 million de livres. « Avec ma petite retraite de 13 500 livres, je sais que nous n’y arriverons pas, l’inflation, ici comme ailleurs, est devenue folle et le prix de la main-d’œuvre multiplié par cinq ou six. J’attends donc, sans savoir quoi exactement », glisse-t-il. Et sur un ton encore plus las, il ajoute : « J’ai certes survécu au tremblement de terre, mais je ne me vois pas continuer à vivre ainsi, sans toit ni lendemain. »

Sur l’ensemble de la région, les autorités ont estimé qu’un total de 350 000 constructions devront être détruites. Vingt-trois mille six cent cinquante morts ont été recensés, auxquels s’ajoutent six cents disparus, soit presque la moitié du total des victimes de la catastrophe, qui a touché onze régions. Aux survivants, le président Recep Tayyip Erdogan a promis la construction, en l’espace d’un an, de 300 000 maisons, dont près d’un tiers, a précisé son gouvernement, pour le Hatay. Les premières familles devaient pouvoir emménager dans leurs nouvelles demeures à l’automne.

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Serbay Mansuroglu est lui aussi un enfant du pays. Ce trentenaire, ancien journaliste à Istanbul, qui est revenu sur ses terres pour devenir agriculteur, s’investit aujourd’hui à temps plein dans le fonctionnement d’une petite cité de containers, située à un jet de pierre de la maison en ruines de Mehmet. Comme lui, ils sont une centaine de jeunes bénévoles et militants du parti de gauche Sol Parti à venir en aide aux victimes et à préparer tant bien que mal la remise sur pied de la ville.

« Le plus grand problème est le manque criant d’organisation des autorités, assure le jeune organisateur. Tout est flou. Aux questions sur l’état de tel ou tel bâtiment, on n’obtient aucune réponse. Faut-il maintenir ici, reconstruire là, sur quels critères ? Rien… Cette incertitude provoque des blocages en cascade. Les gens n’en peuvent plus, ils sont tendus, on sent la violence augmenter, et pas seulement domestique. »

Chicanes juridiques

Des dizaines de personnes piétinent devant les locaux de la préfecture pour déposer une plainte ou un recours. Certains, pressés de retrouver un toit, tentent de retirer leur logement de la liste des bâtiments promis à la démolition, en arguant qu’ils peuvent se contenter d’un renforcement des structures. D’autres espèrent postuler à un logement supplémentaire, la loi n’autorisant l’accession qu’à une seule habitation, et ce même si un propriétaire possédait plusieurs biens avant la secousse. Une boutique peut être ajoutée en cas de justificatifs.

« Les chicanes juridiques sont innombrables et souvent insurmontables, soupire Serbay. Lorsqu’un habitant veut acheter un logement que s’apprête à construire Toki [l’Agence nationale du logement social], l’Etat a prévu de subventionner 60 % du prix, à charge ensuite pour la personne de s’endetter sur vingt ans pour les 40 % restants. Le problème, c’est que les prix ne sont toujours pas fixés. » Une liste des ayants droit devait être bouclée le 31 juillet. Elle n’a toujours pas été rendue publique.

Au centre de crise du TMMOB, l’Union des chambres des ingénieurs et des architectes turcs, l’amertume prévaut aussi. « Il faut rappeler que ce séisme était gigantesque, qu’il a été trois à quatre fois plus violent que celui d’Izmit de 1999, qui était déjà un marqueur dans l’histoire turque, et que Hatay a été la plus touchée de toutes les régions sinistrées, souligne Serkan Koç, président de la Chambre des urbanistes de Hatay. Seulement voilà, il y a eu une accélération des opérations de déblaiement et des travaux d’infrastructures avant les élections générales de mai, mais depuis, cela s’est nettement ralenti. En plus des lenteurs et de l’absence de nouveau plan directeur, ce sont aussi et surtout les choix des autorités qui posent question. »

Et le spécialiste d’énumérer les facteurs qui compliquent la situation : le manque de précautions prises lors de la récupération et du transport des débris, le non-respect des normes de pollution, le non-traitement de l’amiante, le choix de décharges situées à proximité de réserves naturelles ou de zones agricoles, la décision de remettre en état l’aéroport de Hatay, pourtant construit sur la faille sismique et dans une zone inondable, etc.

« Le sujet le plus frappant concerne les terres réquisitionnées pour les projets de reconstruction de l’habitat, poursuit Serkan Koç. Ils n’ont choisi que des zones forestières, agricoles et de pâturage. La majorité des 30 villes containers occupe des terrains agricoles. C’est un non-sens. » Avant le 6 février, l’économie du Hatay reposait essentiellement sur l’industrie, avec le port voisin d’Iskenderun, le tourisme, au point mort depuis le séisme, et l’agriculture, deuxième source de revenus de la province. « Grignoter ces terres, conclut l’urbaniste, c’est tuer à petit feu nos dernières ressources»

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« Ma ville est morte »

Sur les hauteurs d’Antakya, le petit village de Dikmece a connu un été bien agité. Plusieurs manifestions ont été organisées contre les expropriations et les projets d’abattages d’oliviers en vue de la construction de logements Toki. Six personnes ont été arrêtées début août. Un premier terrain, gardé en permanence par les gendarmes, a été aplani. L’étude des sols a été effectuée.

« Mon oncle a appris que son patrimoine avait été diminué de plusieurs centaines d’hectares, explique Necmettin Tuncer, 57 ans, agriculteur et père de trois enfants. Il l’a découvert sur Internet, peu avant les élections, en consultant son profil sur le registre d’état civil. Nous avons fait un recours. D’autres se sont vu proposer un million et demi de livres pour leurs terres, mais personne ne fait confiance aux autorités. » Necmettin et ses proches affirment n’avoir, depuis le séisme, plus aucun rapport avec la ville. « On ne sait rien de ce qui s’y passe, dit-il. Les écoles où nous envoyons nos enfants ont toutes été détruites. Les gens, eux, sont partis, comment voulez d’ailleurs qu’ils restent ? »

Installé dans un petit conteneur blanc qui lui sert de bureau au centre d’Antakya, le docteur Sevdar Sahin est épuisé. « Ma ville est morte, souffle-t-il. La nuit, c’est pire. Tout y est vide, cauchemardesque, digne d’un film d’horreur. » Président de la Chambre des médecins de Hatay, il déplore le manque d’efforts de la part de l’Etat pour lui redonner vie. « Le statut de zone sinistrée a été levé, ce qui signifie que les cotisations et les taxes sont à nouveau en vigueur, que les aides aux crédits, vitales pour les entrepreneurs qui ont tout perdu, sont revenues à la normale et que les dettes bancaires, un temps gelées, sont à nouveau effectives. »

Il rappelle que 75 postes de médecins ont été ouvertspar les autorités après le séisme, mais que seules 6 candidatures ont été déposées. « Triste résultat, mais qui se comprend par le fait que le salaire ici d’un praticien travaillant dans le public est moitié moins élevé qu’à Istanbul ou Izmir, qu’il n’y a pas d’endroit correct pour manger et dormir. Les rares locations de logement ont plus que doublé leurs loyers. » Il ajoute : « Plus qu’abandonnés, on se sent oubliés. C’est très dur, alors que nous sommes tous mobilisés pour que les gens reviennent et redonnent vie à cette cité à nulle autre pareille. » Hier, il a déposé sa fille à Adana pour préparer sa rentrée des classes. La ville est à trois heures de route. Personne ne lui a demandé de nouvelles d’Antakya.

Nicolas Bourcier(Antakya et Dikmece (Hatay), envoyé spécial)

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