Sara Yontan a lu Istanbul rive gauche de Timour Muhidine pour l’observatoire Turquie.FR

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SARA YONTAN* A LU ISTANBUL RIVE GAUCHE de Timour Muhidine pour l’Observatoireturquie.fr

Istanbul rive gauche : errances urbaines et bohème turque (1870-1980) par Timour Muhidine. Paris : CNRS éditions, 2019, 380 [-2] p. ISBN 978-2-271-09521-3. (26 €)

Timour Muhidine est, depuis plusieurs décennies déjà, le spécialiste en France de littérature turque plutôt contemporaine.  Il connaît bien non seulement les auteurs et les textes de cette aire, mais aussi la littérature tout court. Cela lui permet de synthétiser son regard qui brasse et croise les écrivains du monde, qu’ils soient iraniens ou allemands, britanniques ou français…  Grâce à sa maîtrise de plusieurs langues il lit les œuvres dans le texte et c’est sans doute un atout supplémentaire.  Il a fait gagner au lectorat francophone de nombreux ouvrages en turc soit en tant que traducteur soit en tant que directeur de la collection « Lettres turques » chez Actes Sud.  Ayant lu quelques-uns de ses articles et écouté certaines de ses interventions, c’est avec confiance et intérêt que j’ai pris son livre en main, une adaptation de la thèse qu’il a soutenue il y a de cela relativement peu de temps.  Je n’ai pas été déçue, bien au contraire !

Je dois avouer au passage qu’ayant développé le fonds turc de la Bibliothèque nationale de France pendant plus d’un quart de siècle, j’avais en tête précisément le profil d’un Timour Muhidine, en sélectionnant les titres de mes acquisitions, dans la mesure des moyens qui m’étaient alloués.  La petite quinzaine de milliers d’ouvrages que j’eus l’occasion d’ajouter à la collection patrimoniale française comprend aussi certains de ceux cités le long du livre.  Même si finalement l’auteur a plutôt fréquenté des bibliothèques turques pour alimenter son travail colossal, trouver dans son livre des références de ce que j’ai pu faire entrer à la BnF m’a procuré une satisfaction particulière ! Trêve d’autopromotion et avis à ceux qui souhaiteraient consulter certains des livres et périodiques cités dans la bibliographie sans avoir à se déplacer en Turquie !

La table des matières du livre nous annonce une lecture chronologique du paysage littéraire et artistique stambouliote, bohème ou pas, que le quartier de Beyoğlu a caractérisé pendant un bon siècle.  Au miroir de ces créateurs il y avait la France ou plutôt Paris qui progressivement s’effacera du panorama, ensemble avec l’esprit particulière de ce district.  Il n’est pas question ici de résumer chaque chapitre et sous-chapitre que l’érudition de l’auteur tisse plus comme une toile d’araignée et moins comme une présentation de Power Point.  Cependant, et à notre grand plaisir nous n’avons pas à faire à un manuel d’histoire littéraire turque ; il s’agit d’une analyse richement documentée, que les titres intrigants des chapitres, suivis des tranches chronologiques, nous suggèrent : « La ville honteuse : 1923-1954», « Istanbul, année zéro : 1954-1968», ou encore « Une ville spectrale : 1968-1980 » pour n’en citer que trois.

Avec ce livre, nous sortons enfin des sentiers battus dans lesquels critique et édition françaises se sont trop attardés au sujet de la littérature turque. Cela était sans doute dû aux raisons que Muhidine développe, notamment le manque de passeurs, lacune que lui-même comble avec ses nombreuses casquettes d’enseignant, de traducteur, de critique, de directeur de collection… Et si le regard français (i.e., celui des auteurs français) sur Istanbul et sur leurs homologues turcs est lacuneux, on peut pousser le raisonnement jusqu’à accuser, non les acteurs qui seraient restés distants, mais les agents diplomatiques en poste qui n’auraient pas favorisé les rencontres.  Par ailleurs, comme le dit Timour Muhidine lui-même, le peu d’intérêt porté à la littérature turque en France se focalisait jusque-là plutôt sur des écrivains nourris de la ruralité turque.  Justice est faite dans ces pages aux générations d’écrivains turcs qui se sont inspirés d’une façon ou d’une autre de la Rive-gauche parisienne, et parfois même indirectement ou bien « en creux » !

Un ouvrage de cette envergure ne se lit peut-être pas de façon linéaire d’un seul trait comme j’ai eu l’ambition de le faire pour pouvoir fidèlement en rendre compte ici.  Malgré le ton académique, la lecture reste fluide, agrémentée par des extraits de textes d’une quantité abondante, en principe illustrant le propos de l’auteur, mais aussi suscitant l’envie d’aller plus loin.   La très riche bibliographie nous mène aux textes originaux.  Organisée par genre et par langue, elle peut parfois dérouter le curieux qui ne saura pas s’il faut chercher par exemple les références du titre Şimdi saat kaç ? de l’écrivain et critique d’art Ferit Edgü parmi la littérature primaire ou secondaire.  Mais ceci est un détail éditorial et stylistique.

Familière d’une bonne partie de ces auteurs turcs et « victime » du mythe de Paris-Péra durant ma jeunesse stambouliote, je n’ai eu aucune difficulté à suivre la vaste galerie d’auteurs (réunis dans un index) et leurs textes, ni d’errer dans les nombreux lieux cités.  Un plan détaillé du quartier de Beyoğlu est offert à la fin du livre pour ceux qui, moins calés sur sa topographie, souhaiteraient fréquenter virtuellement librairies, théâtres et pâtisseries et respirer l’air de cette autre Rive gauche d’antan qui n’incarne plus le centre artistique et intellectuel de la ville.

L’ultime chapitre du livre intitulé « Adieu Pera », annonce par son titre la fin de Beyoğlu en tant que capitale littéraire du pays.  Il s’ouvre néanmoins sur une série de questionnements particulièrement intéressants mêlant considérations artistiques et sociologiques.  Les centres se déplacent dans toutes les grandes villes, les nouvelles générations investissent d’autres lieux mais est-ce que cette cité qui répond encore au nom d’Istanbul, n’efface-t-elle pas toutes traces d’un passé en les mythifiant, et en les dépouillant ainsi de leur valeur historique ?

Les thématiques abordées sous chaque chapitre sont multiples et parfois agréablement surprenantes.  « Bi-mekân : sans feu ni lieu » s’étalant sur les pages 278 à 293 par exemple nous livre des renseignements précieux sur l’engagement des maisons d’édition turques pendant les décennies 60 et 70, ainsi que sur les traductions et les auteurs-traducteurs.  Plus tôt, la partie consacrée à la nouvelle devient un heureux prétexte pour parler de ce genre littéraire prolifique dans la création turque.  C’est normal, Muhidine maîtrise si bien son sujet qu’il gratifie son lecteur en le brassant aussi largement possible.

Garni d’une riche iconographie qui nous procure le goût visuel d’un contexte littéraire même si elle n’est pas toujours référencée, il est à espérer que Istanbul rive gauche sera traduit en turc pour les non francophones qui sont de plus en plus nombreux en Turquie comme l’auteur le confirme.

Sara YONTAN, conservatrice, chargée du fonds turc à la Bibliothèque nationale de France (1992-2018) est née à Istanbul.Elle vit et travaille à Paris.

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