« Yurt » : un adolescent turc ballotté entre deux idéologies face à la caméra de Nehir Tuna – Véronique Cauhapé / LE MONDE

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Le premier long-métrage du réalisateur, inspiré de sa jeunesse, est un récit d’apprentissage d’une beauté envoûtante.

Le Monde, le 4 avril 2024, par Véronique Cauhapé

Deux univers très opposés partagent le premier long-métrage du réalisateur turc Nehir Tuna, 38 ans. Le premier est celui d’un lycée mixte et laïque, le second, un pensionnat religieux de garçons. Deux établissements entre lesquels se divise l’emploi du temps du jeune héros, Ahmet (Doga Karakas), élève studieux qui, malgré la peine éprouvée à être éloigné de ses parents, s’applique à remplir tous ses devoirs pour satisfaire les ambitions de son père.

Entre ces deux mondes, au moment même de cette adolescence qui déjà soumet le corps et la conscience à toutes sortes de bouleversements, d’indécisions et de contradictions, le jeune garçon devra surtout parvenir à se construire, à grandir, peut-être même à choisir. Chemin complexe s’il en est, que Nehir Tuna parcourt avec tendresse, privilégiant la douceur au tumulte, les émotions qui affleurent à celles qui débordent. L’esthétique manifeste ce parti pris qui, durant une grande partie du film, dispense un magnifique noir et blanc, comme symbole du manichéisme régnant. Puis glisse vers la couleur quand il s’agit, au dernier tiers, de filmer l’élan vers la liberté et l’ivresse de la jeunesse.

Avant cela, signalons que nous sommes en Turquie, durant l’année 1996, alors que de vives tensions opposent les laïques se réclamant d’Atatürk (fondateur, en 1923, de la République de Turquie) et les religieux appelant à un islam politique. En juillet, ces derniers arrivent au pouvoir. Les kémalistes manifestent dans les rues, tandis que l’armée, à la tête des défenseurs de la laïcité, procède à des contrôles dans les établissements religieux afin de réprimer toute tentative de radicalisation, tant sur la discipline que sur l’enseignement.

Courants contraires

Largement inspiré de la propre histoire du réalisateur (études de commerce en Turquie, puis de cinéma aux Etats-Unis), le film rapporte la première année au lycée du jeune Ahmet, 14 ans, qui le jour suit les cours d’une école privée laïque, moderne, ouverte aux débats et à toutes les disciplines, puis, le soir, rejoint, en cachette de ses camarades de classe, un yurt [« dortoir »], pensionnat de garçons où l’enseignement coranique impose une discipline sévère : prières collectives, corvées de ménage, privation de vacances au moindre écart, corrections à coups de ceinture pour désobéissance.

Bon élève et désireux de devenir un bon musulman, Ahmet ne se rebelle pas, souhaitant plaire à son père, Kerim (Tansu Biçer), dont la foi, longtemps négligée, s’est affirmée et guide désormais chacun de ses choix. Il en espère autant de son fils, grâce auquel il espère obtenir son propre salut. Dès lors, Ahmet se soumet, navigue au gré de courants contraires, ballotté entre deux idéologies et obéissant à chacune. De la même manière qu’au lycée le troublent la nuque et les cheveux au vent d’une lycéenne fraîchement débarquée, tandis qu’au pensionnat l’émeut le corps de son ami Hakan (Can Bartu Aslan).

Folle échappée

C’est à peine, dans ce contexte, que l’on percevra l’évolution du jeune héros, sage comme une image et cependant bouillonnant de l’intérieur, comme le révéleront plus tard le jaillissement de la colère, face à son père, et la folle échappée qu’il s’accordera.

Se tenant à l’écart de tout jugement, Nehir Tuna conduit son récit d’apprentissage d’une voix un brin monocorde qui, pour paraître moins timide, aurait sans doute mérité plus de contrastes et de relief. Une timidité que ne partagent pas, en revanche, les cadrages et la composition des plans – d’une précision de photographe (la première passion du réalisateur), d’une beauté envoûtante, quasi mystique par la grâce du travail du chef opérateur, le Français Florent Herry.

L’émotion, dans Yurt, naît dans le détail : un rai de lumière sur la joue ronde d’un adolescent, deux doigts qui se rejoignent (tels ceux de Dieu et d’Adam sur la fresque de Michel-Ange, dans la chapelle Sixtine), les subtilités dont le jeune Doga Karakas pare son regard clair. Lequel, peu à peu, laisse entrevoir bien autre chose que l’innocence.

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