La Turquie accusée d’expulser par la force des réfugiés syriens

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Se basant sur les résultats d’une enquête menée par l’ONG Human Rights Watch, rendus publics ce lundi 24 octobre et qui montrent qu’Ankara a adopté un revirement complet et brutal de sa généreuse politique d’accueil Nicolas Bourcier, le correspondant du Monde à Istanbul y a publié l’article suivant:

Les rumeurs ont commencé à courir au début de l’année, bientôt transformées en certitudes. Plusieurs histoires d’expulsions forcées de réfugiés syriens par les autorités turques se sont d’abord diffusées sur les réseaux sociaux ou par le bouche-à-oreille, des arrestations dans les rues des grandes villes du pays ou sur les lieux de travail. Ici, c’est un conducteur syrien qui, après avoir été victime d’un accident de la route, se voit subitement embarqué par les policiers venus sur place. Là, un petit groupe de réfugiés harcelé par des jeunes dans le but évident de déclencher une intervention des forces de sécurité. Ou bien encore, une banale convocation pour une procédure administrative suivie d’un contrôle de police et d’une reconduite forcée à la frontière.

« Traitement humiliant »

Et puis en juin, la Cour européenne des droits de l’homme a accusé les autorités turques d’avoir violé les droits d’un citoyen syrien, Muhammad Fawzi Akkad, pour l’avoir « expulsé arbitrairement vers son propre pays » malgré un permis de séjour valide. Ankara est condamné à verser 12 250 euros à M. Akkad pour préjudice moral. La juridiction a « également estimé que le fait de menotter la personne avec d’autres Syriens pendant le trajet en bus, qui a duré près de vingt heures, équivalait à un traitement humiliant ».

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Lundi 24 octobre, l’ONG Human Rights Watch (HRW) a décidé de rendre publique une première enquête fouillée et argumentée sur la multiplication d’un phénomène dont on mesure toutefois encore mal l’ampleur. Une cinquantaine de témoignages de personnes expulsées et de proches ont permis à son autrice, Nadia Hardman, de jeter une lumière crue sur une partie des reconduites en cours, en violation flagrante du droit international. D’après le rapport, le nombre de réfugiés syriens « arbitrairement arrêtés, détenus et expulsés vers la Syrie par les autorités turques » s’élève, entre février et juillet, à « plusieurs centaines (…) y compris des enfants non accompagnés ». Et encore, souligne Nadia Hardman, jointe par téléphone, « ne s’agit-il vraisemblablement que d’une estimation a minima ».

« La plupart des réfugiés ont subi des maltraitances et des tabassages », dit le document de Human Rights Watch

Les témoignages et les récits évoquent des arrestations au domicile ou dans la rue et de mauvaises conditions de détention. « La plupart des réfugiés ont subi des maltraitances et des tabassages, dit le document. Ils ont été rassemblés et forcés de signer des formulaires de retour volontaire avant d’être conduits aux points de passage frontaliers avec le nord de la Syrie et forcés à traverser sous la menace d’une arme. »

Pour l’enquêtrice, bien que la Turquie ait fourni une protection temporaire à près de 3,6 millions de réfugiés syriens depuis 2012, « ce qu’aucun autre pays au monde n’a fait », il apparaît qu’Ankara a adopté un revirement complet et brutal de la généreuse politique d’accueil turque. Selon Nadia Hardman, les autorités essaient désormais « de faire du nord de la Syrie une sorte de dépotoir à réfugiés ».

Contraints de signer des formulaires

Le rapport s’appuie sur le témoignage de 37 réfugiés expulsés vers le nord de la Syrie. Tous déclarent avoir été déportés avec des dizaines, voire des centaines d’autres réfugiés. Tous ont été contraints de signer des formulaires soit dans les centres « de départs », soit directement à la frontière turco-syrienne. Leurs récits indiquent que les fonctionnaires ne leur ont pas permis de lire au préalable les formulaires. Certains ont même recouvert de leurs mains la partie du document écrite en arabe. Plusieurs réfugiés interrogés affirment avoir vu des responsables turcs battre des hommes qui refusaient de signer le papier.

Contactées par l’ONG, les autorités turques ont catégoriquement réfuté les allégations formulées par les témoignages du rapport, affirmant suivre les lois protégeant les réfugiés et leurs statuts.

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L’enquête de HRW s’inscrit dans un contexte de tensions croissantes et de xénophobie envers les Syriens installés en Turquie. L’enlisement du conflit a progressivement éloigné les perspectives de retour au pays des réfugiés. Après onze années de cohabitation, la population turque, durement touchée par la crise économique et financière, manifeste désormais ouvertement sa lassitude. En mai, le président turc Recep Tayyip Erdogan avait clairement annoncé son intention de réinstaller un million de réfugiés dans le nord de la Syrie, dans des zones non contrôlées par le gouvernement. De son côté, le responsable du principal parti d’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, ne cesse, lui, de répéter qu’il renverra « tous ses frères syriens» chez eux en cas de victoire aux élections prévues en juin 2023.

Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant)

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