Chaque partie doit s’entretenir, vendredi, avec Marco Rubio, le secrétaire d’Etat américain, et le chef de la diplomatie turque, Hakan Fidan, sans qu’une rencontre élargie soit encore prévue, en l’absence de président russe.
Sur les rives du Bosphore, devant le luxueux palais de Dolmabahçe, se mêlent journalistes attendant le début des négociations et riverains se pressant dans la gare maritime voisine. Ces vies parallèles s’ignorent comme se sont ignorés, jeudi 15 mai, Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky. Sans surprise, le président russe a refusé de répondre au défi lancé par son homologue ukrainien d’une rencontre à Istanbul, afin d’amorcer des négociations directes entre Kiev et Moscou, trois ans après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie.
Le président russe n’a « pas prévu pour le moment » de se rendre en Turquie, a souligné son porte-parole depuis le Kremlin. Négociateurs russes et ukrainiens se sont, eux aussi, évités toute la journée. Vendredi, chaque partie doit s’entretenir avec Marco Rubio, le secrétaire d’Etat américain, et le chef de la diplomatie turque, Hakan Fidan, sans qu’une rencontre élargie, à quatre, ne soit à ce stade certaine. De l’aveu même de membres des deux délégations, le flou régnait encore, jeudi soir, sur les modalités exactes de ces échanges trilatéraux.
A Moscou, les autorités et leurs relais médiatiques, très présents à Istanbul, ont présenté cette journée comme une longue attente russe. « Cela fait bientôt vingt-quatre heures que notre délégation est là, a fustigé, à 19 h 30, Maria Zakharova, porte-parole du ministère des affaires étrangères russe sur sa chaîne Telegram. Nos négociateurs attendent que le clown Zelensky ait fini de parler, que les hallucinogènes le libèrent et qu’il permette les négociations qu’il a empêchées pendant trois ans. » Et de joindre une vieille vidéo de M. Zelensky lorsque, acteur comique alors populaire en Russie, il était déguisé en Turc, coiffé d’un fez en feutrine rouge.
« Que les morts cessent ! »
Alors que M. Zelensky a critiqué à sa descente d’avion, à Ankara, devant les micros des journalistes, l’équipe de négociateurs russes, la qualifiant de « pure façade » et s’interrogeant sur sa capacité à « prendre des décisions », Mme Zakharova a répliqué de manière cinglante : « Qui utilise l’expression de “pure façade” ? Un clown ? Un raté ? »
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Au même moment, à Istanbul, l’envoyé de Moscou montrait un visage à la fois sombre et serein. « Nous sommes prêts à faire de possibles compromis et à en discuter », a déclaré dans la cour du consulat russe Vladimir Medinski. Le choix d’envoyer cet ex-ministre de la culture sans grand pouvoir ni expérience diplomatique révélait le peu d’intérêt du Kremlin pour ces pourparlers. Une intervention organisée au dernier moment, comme pour répliquer à la conférence de presse de M. Zelensky à quelque 400 kilomètres de là, dans la capitale turque, à l’issue de son déjeuner et de sa réunion de travail avec le chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan. Les négociateurs ukrainiens « auront un mandat pour un cessez-le-feu », avant toute autre discussion sur le fond, a insisté le président ukrainien : « Nous voulons tous que le processus de paix commence et que les morts cessent ! »
A Moscou, priorité aux actions militaires
Plongé dans ses notes, M. Medinski a lu sa déclaration préparée avec soin après avoir assisté tard, la veille au soir, à une réunion avec Vladimir Poutine. Autour du chef du Kremlin siégeaient les membres de son conseil de sécurité, les principaux ministres et siloviki (responsables des forces de sécurité), mais aussi les commandants des groupes de troupes de l’« opération spéciale » en Ukraine. Une manière de rappeler, avant même le départ de la délégation de M. Medinski pour Istanbul, que la priorité reste la poursuite des actions militaires.
La journée de jeudi a commencé à Moscou avec l’annonce par le ministère russe de la défense de la conquête de deux nouvelles localités ukrainiennes dans la région orientale de Donetsk. Le Kremlin ne cesse de le répéter ces derniers jours : la dynamique militaire est du côté russe et Moscou n’a aucun intérêt à céder. Avant même le début des négociations, sa ligne n’a donc pas changé : pas de cessez-le-feu sans accord de paix plus général. Dans sa courte déclaration au consulat, entouré du vice-ministre des affaires étrangères, Mikhaïl Galouzine, et du vice-ministre de la défense, Alexandre Fomine, M. Medinski n’a pas eu un mot sur le cessez-le-feu.
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Au contraire, il a rappelé qu’il est venu à Istanbul pour reprendre les discussions bilatérales là où elles s’étaient interrompues en mars 2022. Il a assuré être prêt à de « possibles compromis », sans les détailler, et précisé que sa délégation avait « toutes les prérogatives » pour prendre des décisions, ce que le président ukrainien avait précédemment mis en doute.
Zelensky « prêt » à des « discussions directes »
Avant de monter dans un avion pour Tirana, en Albanie, où doit avoir lieu, vendredi, le sommet de la Communauté politique européenne – l’occasion de retrouver ses alliés continentaux, dont Emmanuel Macron, les chefs de gouvernement allemand, Friedrich Merz, et britannique, Keir Starmer –, M. Zelensky s’est dit toujours « prêt » à des « discussions directes » avec son homologue russe. Il a toutefois ajouté que son absence, pour l’heure, était « un manque de respect » à l’égard de MM. Trump et Erdogan.
Le président américain, qui pousse les deux belligérants à négocier, a, de son côté, répété qu’il pourrait se rendre,vendredi, en Turquie en cas de progrès dans les discussions. Au Qatar, deuxième étape d’une tournée dans les monarchies arabes du Golfe, il a affirmé qu’il n’avait pas été surpris par l’absence du président russe. « Je ne pensais pas qu’il était possible pour Poutine de venir si je n’étais pas là », a-t-il tenu à préciser lors d’un échange avec des journalistes.
Seule note optimiste dans ce ballet diplomatique pour le moins confus, le ministre Hakan Fidan, qui s’entretenait dans la soirée avec la délégation russe au palais de Dolmabahçe, a dit avoir « suffisamment de raisons d’espérer » dans le succès de ces pourparlers.
Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant), Benjamin Quénelle (Istanbul, envoyé spécial) et Philippe Ricard (Istanbul, envoyé spécial)