Fehim Taştekin: Une intervention turque au Yémen pourrait-elle bénéficier à l’Arabie Saoudite ?

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Al-Monitor, 2 Avril 2021, Fehim Taştekin,  traduction: Renaud Soler

Ankara cherche à tirer parti de l’isolement croissant de l’Arabie Saoudite, conséquence du changement d’attitude de l’administration Biden envers l’Iran et de l’interruption des livraisons d’armes à l’Arabie Saoudite. Certaines sources syriennes d’opposition soutiennent que la Turquie, comme elle l’a fait en Libye et dans le Haut-Karabakh, pourrait transférer des combattants de la Syrie vers le Yémen, pour qu’ils prennent place aux côtés de la coalition menée par les Saoudiens contre les rebelles Houthis. Une première interprétation serait d’y voir un geste de la Turquie envers l’Arabie Saoudite, avec qui les relations sont mauvaises depuis plusieurs années. Une seconde interprétation réside dans l’expression du mécontement de la Turquie devant les activités militaires de l’Iran en Irak et en Syrie. L’Iran pense que la Russie a fait trop de concessions à la Turquie en Syrie et a publiquement pris position contre les opérations militaires turques en Irak.

            Une intervention turque au Yémen pourrait fournir à l’Arabie Saoudite la porte de sortie qu’elle recherche : cette intervention pourrait inclure des drones, dont l’importance a été décisive en Libye et dans le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le Haut-Karabakh. Le parti yéménite al-Islah [parti de la Réforme], branche locale des Frères Musulmans, appelle à l’intervention de la Turquie. Les Émirates Arabes Unis ont longtemps refusé de coopérer avec le parti frériste, alors que l’Arabie Saoudite ne s’en est rapprochée que récemment.

            À la suite du retour au premier plan des négociations sur le nucléaire iranien, de la publication du rapport de la CIA accusant le prince héritier Muhammad bin Salman d’être impliqué dans l’assassinat de Jamal Khashoggi et du retrait des Houthis de la liste états-unienne des organisations terroristes, l’Arabie Saoudite a reçu la consigne de se rapprocher de la Turquie. En Turquie, les media partisans du gouvernement n’ont de cesse qu’ils ne parlent du besoin que l’Arabie Saoudite aurait de la Turquie.

            Plusieurs sources font état de l’idée d’envoyer des combattants de Syrie au Yémen. L’agence North Press, citant une source du groupe rebelle Sultan Sulayman Shah, affirme que l’Armée nationale syrienne, soutenue par la Turquie, prépare depuis plusieurs semaines l’envoi de douzaines de combattants en Syrie. On leur aurait offert 2 500 dollars par mois et promis qu’ils ne participeraient pas directement aux combats. Il faut rappeler qu’une même promesse – non respectée – avait été faite aux combattants syriens envoyés en Azerbaïdjan. Le Centre de documentation des violations du droit, en Syrie du nord, affirme que les services secrets turcs ont ordonné à un commandant rebelle de recruter des combattants à envoyer au Yémen : le salaire mensuel s’élèverait à 2 500 dollars, dont 100 retranchés pour le traitement des dossiers, 400 payables d’avance et 2 000 à l’arrivée sur place.

            La journaliste Lindsey Snell a partagé sur Twitter un enregistrement d’un commandant des brigades Sultan Murad, dans lequel il demande que des combattants qui voudraient partir au Yémen lui envoient leurs documents d’identité. Snell rappelle que cela s’était aussi produit peu de temps avant le transfert de combattants syriens en Azerbaïdjan. D’autres enregistrements du même type circulent.

            Dans le même temps, un drone turc a été abattu par les rebelles houthistes dans la région d’al-Jawf. Le colonel Yahya Sarii, porte-parole des Houthis, a affirmé qu’il s’agissait d’un drone Vestel Karayel de fabrication turque. La production de ces drones a été programmée par l’Arabie Saoudite l’année dernière, dans le cadre d’un contrat de 200 millions de dollars, signé avec l’entreprise de défense Vestel. Riyad vise la production de 40 drones sur cinq ans dont 6 en 2021. En dépit des spéculations, il n’y a pour l’instant aucune preuve que Bayrak Makina, l’entreprise turque qui fabrique les drones Bayraktar utilisés en Libye et dans le Caucase, jouera un rôle au Yémen.

            Selon la Deutsche Welle en arabe, le parti al-Islah pourrait avoir joué un rôle de médiation dans le rapprochement entre l’Arabie Saoudite et la Turquie. Citant les propos de l’ancien ministre des Transports Salih al-Yamani, une alliance entre les deux pays au Yémen serait « imminente », après que des désaccords ont fait surface entre Riyad et le prince Muhammad bin Zayed Al Nahyan. Les media émiratis parlent de propagande des Frères Musulmans.

            D’après le journal al-Arab, basé à Londres, la Turquie, le Qatar et les Frères Musulmans s’inquiètent de la progression des Houthis en direction de la région pétrolifère et gazifère de Marib, à la suite du revirement états-unien, et désirent profiter des inquiétudes saoudiennes. Le rapprochement avec l’Arabie Saoudite aurait commencé à la suite du sommet d’al-Ula, qui signait la réconciliation du Qatar et de ses voisins du Golfe, à l’intiative des leaders du parti al-Islah en exil à Istanbul. Hamid al-Ahmar a dit sur al-Jazeera que l’Arabie Saoudite s’était tournée vers la Turquie pour acheter des armes après la suspension des ventes américaines.

            Les Émirats Arabes Unis et l’Égypte insistent sur la nécessité que la Turquie coupe les ponts avec les Frères Musulmans afin d’améliorer les relations bilatérales. Néanmoins, la diminution du soutien émirati au général Khalifa Haftar et la fermeture d’une base militaire en Érythrée, qui servait pour les opérations au Yémen, suggèrent une révision à la baisse des ambitions émiraties.

            À l’inverse, la volonté des Frères Musulmans d’entraîner la Turquie dans le conflit yéménite apparaît très nettement. Le commentateur d’al-Jazeera Faysal al-Qasim affirme que le rapport de forces changera aussitôt que la Turquie entrera en jeu. Le journaliste égyptien installé à Istanbul Jamal Sultan soutient que des drones turcs sont déjà dans le ciel yéménite. Les media pro-gouvernement jouent la même musique. Le quotidien Yeni Şafak écrit que l’Arabie Saoudite n’a plus peur de la Turquie, le seul pays susceptible de tirer d’affaire Riyad. Burhanettin Diran, membre du groupe de conseillers en politique extérieure du président turc et directeur du think-tank SETA, soutient que la politique d’endiguement de la Turquie et de l’Iran par les puissances du Golfe a échoué : l’Arabie Saoudite aurait désormais besoin de la Turquie pour lutter contre l’expansionnisme iranien. Les media iraniens prennent au sérieux les rumeurs sur une implication turque au Yémen. L’agence officielle INRA a rapporté que les autorités saoudiennes avaient décidé de mettre de côté leurs différends avec la Turquie pour coopérer sur le dossier yémite.

            Même si les intérêts communs de l’Arabie Saoudite et de la Turquie pourraient déclencher une nouvelle phase dans les relations entre les deux pays, rien n’a pour l’instant été officialisé. Plusieurs facteurs invitent à la prudence. Dépasser sept années de tensions entre la Turquie et les pays arabes, en particulier l’Égypte et l’Arabie Saoudite, exigerait plusieurs aggiornamiento en Syrie, Irak et Libye. Le scepticisme arabe devant les visées expansionnistes de la Turquie et ses manœuvres tactiques continue de jouer un rôle dans les politiques actuelles.

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