« La Turquie pousse les Kurdes à une guerres fratricide » PAR Fehim Tastekin

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Photo de la ville de Diyarbakir

Traduit par Renaud Soler; Paru le 2/11/20 dans Al-Monitor en turc.

La poursuite de l’opération Griffes du Tigre, débutée depuis plusieurs mois dans la région du Kurdistan irakien, où se trouvent les camps du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), alimente les tensions entre les Kurdes. L’envoi des Peshmergas dans la région de Zine Wertê, rattachée au sous-district de Rewanduz, à l’ouest des monts Qandil, a conduit le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et le PKK au bord de l’affrontement. Le PDK a été accusé d’agir sur ordre de la Turquie. Le 9 octobre, alors que la situation n’était pas apaisée, la signature d’un accord entre Erbil et Bagdad, visant à éradiquer le PKK dans les monts Sinjar – conformément au vœu de la Turquie d’empêcher la constitution d’un deuxième Qandil – et à écarter les Yezidis liés au PKK de l’administration, complique les affaires. Depuis le 14 octobre, les accusations réciproques ont laissé place à l’affrontement du côté du mont Garê.

Les forces spéciales Leşkerê Gulan, sous le commandement du président issu du PDK Mesrur Barzani, et les commandos Zerevani ont lancé le 14 octobre une opération dans le mont Garê, dont l’objectif est de reprendre un camp dans une des zones que le PKK appelle « zones de défense des Mèdes », en référence aux Mèdes de l’Antiquité. Selon des sources kurdes, les soldats de Leşkerê Gulan, positionnés avant le 14 octobre dans le village de Spilka et dans la région de Barzan, ont été déplacés le 23 octobre vers Dînartê, Melkê, Dosteka, Gîsê, Mezrînganê, Navxoş, Difrî et Mamişmiş. Le 24 octobre, les commandos Zerevani ont installé des points de contrôle à Duvriye et Gise. Certaines sources ajoutent que parmi les forces positionnées se trouvent des Peshmergas de Syrie.

Ces mouvements s’inscrivent dans un contexte de mise en accusation du PKK par le PDK : le 8 octobre, Gazi Salih Alihan, directeur des forces de sécurité du poste-frontière de Serziri, aurait été assassiné par le PKK, mais l’organisation a rejeté l’accusation. Le Conseil de sécurité de la région du Kurdistan a fait savoir peu après qu’un projet d’attaques contre des représentations diplomatiques et des institutions économiques avait été déjoué et que 17 suspects, dont 12 liés au PKK, avaient été arrêtés. Toutefois, les membres du Conseil appartenant à l’Union patriotique du Kurdistan (KYB) ont annoncé qu’ils n’étaient pas au courant de ce projet d’attaques, jetant ansi le doute sur les déclarations officielles. Ces développements ont néanmoins préparé les esprits à une opération militaire.

Des sources du PKK s’exprimant auprès d’Al-Monitor voit dans ce déploiement et dans le blocus du mont Garê et la fermeture des voies communications entre Garê et Metina, en lien avec les opérations conduites par la Turquie depuis l’année dernière dans la région de Haftanin, les prolégomènes d’un glissement du conflt en direction de Metina.       Quant aux media turcs, ils ont annoncé des opérations militaires de grande ampleur du gouvernement régional kurde contre le PKK et rapporté que la région des camps militaire du PKK était assiégée et les liaisons avec l’intérieur coupées.

De manière générale, le PKK voit ces déploiements comme une contribution aux efforts de la Turquie pour éliminer la guérilla. Murat Karayılan, membre du comité exécutif du PKK, explique que le PDK se prépare à combattre dans les régions de Haftanin, Metina, Garê et Behdinan, et ajoute que « [le PDK] cherche à installer des forces partout où nous sommes présents ». Karayılan met en garde contre l’évolution de la situation vers un conflit armé que le PKK ne désire pas. « Je ne veux pas donner l’instruction aux combattants de viser d’autres Kurdes », dit-il. Il rejette les accusations selon lesquelles le PKK prépare une alternative à l’administration régionale du Kurdistan, vise ses institutions et met en danger les acquis des Kurdes : « si la résistance du PKK est brisée, la Turquie s’attaquer à Erbil ».

Le PDK critique quant à lui le PKK, qui fournirait à la Turquie le prétexte pour renforcer sa présence militaire au Kurdistan. Le président de la Commission des Affaires étrangères du Parlement du Kurdistan, Rebwar Babkeyi, fait remarquer que le PKK ne tient pas compte du statut constitutionnel du Kurdistan : «  le respect par le PKK des institutions du Kurdistan passe par son retrait hors de ses frontières… La présence du PKK dans les zones frontalières a provoqué l’évacuation de villages et la violation des frontières du Kurdistan par la Turquie ». Hikmet Muhammed, membre de la Commission des Affaires Intérieures du Parlement du Kurdistan, accuse le PKK : « si le PKK avait respecté les institutions du Kurdistan, il n’aurait pas assassiné son directeur des douanes ».

Des intellectuels et des hommes politiques se font entendre pour éviter une nouvelle Brakuji, la guerre fratricide de sinistre mémoire qui avait opposé les Kurdes dans les années 1990. Mihemed Emin Pencewini, qui avait joué en 1992 un rôle de médiateur entre les Kurdes, a averti qu’un conflit ne resterait pas limité au PDK et au PKK mais impliquerait tous les Kurdes. Il a appelé chacun à faire preuve de responsabilité, sous peine de ramener la question kurde cinquante ans en arrière.

Mustafa Şefik, un observateur politique actif depuis de longues années dans les mouvements kurdes, considère que jusqu’à présent, de nombreuses erreurs ont été commises, mais que le PKK représente un poids de plus en plus important pour le Kurdistan-Sud. Dans une communication à Al-Monitor, il dit voir dans les opérations de Garê trois facteurs : l’action du PKK provoque un élargissement du champ des opérations turques ; l’accroissement de la pression turque dans le Nord fait glisser le PKK vers le Sud ; le PKK utilise sa puissance pour imposer son hégémonie sur les autres groupes kurdes. « Depuis des années, le PKK n’a pas réussi à mettre ses moyens au service d’une résolution politique du conflit. Plus la situation est devenue difficile dans le Nord, plus lui-même est devenu un problème pour le Sud. Si cela était seulement un problème ponctuel, on aurait pu parler d’erreur tactique. Mais si cela devient récurrent, et on comprend qu’il s’agit d’un problème stratégique. L’accumulation des problèmes est liée au positionnement du PKK. Le PDK sait que depuis toujours, quand le PKK est en difficulté au Nord, il se retourne vers le Sud », précise Şefik. Le discours du PKK a d’abord été attractif et lui a permis de se renforcer, mais ajoute-t-il, « de plus en plus, au lieu de mener une politique différenciée dans les quatre parties du Kurdistan, le PKK s’est servi de sa force pour imposer son hégémonie sur les autre organisations. Il y est parvenu dans le Nord mais pas dans le Sud. Si le conflit s’était limité au champ politique, on n’en serait pas arrivé là aujourd’hui. Mais comme il se prolonge dans le champ militaire, il y provoque de violentes tensions. Plus la Turquie a limité le champ d’action du PKK dans le Nord, plus le PKK s’est déplacé vers le Sud, attirant après lui la Turquie, qui est très sensible à ce qui se passe là-bas. Le PKK ouvre à la fois le Rojava et le Sud à la Turquie. Le gouvernement du Kurdistan irakien s’inquiète de cela ». Şefik pense que l’influence du PKK sur les Kurdes et son implication dans les problèmes intérieurs du Kurdistan irakien sont aussi problématiques : « le PKK s’oppose sans cesse au PDK. Il a toujours joué la carte du KYB et pris position en faveur de l’opposition au PDK, au point de lui préférer la Mobilisation populaire chiite (el-Hashd el-shaabi). Il a toujours choisi la mauvaise direction. C’est pourtant du PDK que le PKK a le plus besoin. Or il n’a jamais pris en compte les équilibres du Kurdistan du Sud. Jusqu’à présent, le PKK et les forces du Sud se sont combattus à quatre reprises. Cela devrait suffire à ne pas reproduire les mêmes erreurs ».

Une source d’Al-Monitor à Erbil ayant requis l’anonymat pense que le mont Garê se trouve trop au sud pour que la Turquie puisse y pénétrer, et que c’est la raison pour laquelle les forces Leşkerê Gulan et Zerevani sont entrées en jeu ; ceci dit, cette source souligne que le PDK règle aussi ses propres comptes. Selon une source kurde, le PKK accroît sa présence hors de son périmètre traditionnel de ses camps et installe des petites unités entre Soran et Garê. En dépit de son engagement à ne pas recruter en masse au Sud, le PKK dispose de facto d’une base grâce aux interactions locales. Le PDK considère cela comme un danger. Grâce aux opérations d’encerclement du mont Garê, le PDK désire couper les voies de communication entre Behdinan et Soran et rendre plus difficile les échanges avec le Rojava à l’ouest.

Une source proche du PKK rapporte qu’après un petit accrochage près du village de Bamışmış, au sud de Dînartê, les forces Leşkerê Gulan se sont partiellement retirées. Les déclarations de Murat Karayılan auraient un peu apaisées les tensions, et grâce à l’intervention de personnalités indépendantes, des réunions entre les deux parties auraient commencé.

En résumé, alors que le PKK défend qu’il faut considérer la question kurde et l’avenir des Kurdes comme un tout, le PDK pense que le PKK, en attirant vers le sud la Turquie, met en danger le statut constitutionnel du Kurdistan irakien. Sans compter l’incompatibilité entre les programmes politiques des deux entités. Les interventions militaires de la Turquie réveillent des conflits enfouis depuis des dizaines d’années et font craindre une nouvelle guerre fratricide.

Fehim Tastekin est un journaliste turc et chroniqueur pour Turkey Pulse d’Al-Monitor qui a précédemment écrit pour divers journaux turcs. Il est spécialisé dans la politique étrangère de la Turquie et les affaires du Caucase, du Moyen-Orient et de l’UE. Sur Twitter : @fehimtastekin

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