L’attentat de l’avenue Istiklal à Istanbul ravive le projet d’une intervention militaire dans le nord de la Syrie. Le Monde/Nicolas Bourcier

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« Quelques jours après l’explosion d’une bombe à Istanbul, imputée par Ankara au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), des responsables turcs plaident en faveur d’une nouvelle opération militaire en Syrie » écrit le correspond du Monde du 18 novembre 2022

La cause est entendue, avant même la fin d’une enquête qui vient à peine de commencer. Pour les autorités turques, la police a arrêté les coupables de l’attentat de l’avenue d’Istiklal, l’artère emblématique d’Istanbul, survenu dimanche 13 novembre en fin d’après-midi, et qui a entraîné la mort de six personnes. Des photos d’une jeune femme menottée portant des claquettes aux pieds et un sweat-shirt violet barré de l’inscription « New York University » ont été publiées. Elle aurait posé la bombe sous un petit banc de l’avenue avant de prendre la fuite. Après son arrestation par les forces de sécurité, quelques heures après l’explosion, lundi matin, cette Syrienne de 23 ans aurait admis avoir reçu l’« ordre » du « PKK-YPG-PYD ». Trois sigles qui claquent, ici, comme une évidence.

Du point de vue d’Ankara, la milice kurde syrienne YPG (Unités de protection du peuple) et son bras politique PYD (Parti de l’union démocratique), la force kurde dominante dans le Nord-Est syrien, sont des « organisations terroristes » en raison de leurs ramifications avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, interdit. Tous trois ont nié avoir une quelconque responsabilité dans l’attaque.

Etat d’extrême tension

Outre la jeune femme, la police a, depuis, arrêté 50 autres personnes. La suspecte aurait admis, durant son interrogatoire, avoir été entraînée comme « agent spécial du renseignement » par le PKK, le YPD et le PYD, avant d’entrer illégalement en Turquie, selon la police, par la région d’Afrin dans le nord de la Syrie. Arrivé sur les lieux de l’attentat, le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, l’un des poids lourds du gouvernement, est intervenu en affirmant que les instructions de l’attaque venaient de la ville syrienne et frontalière de Kobané, le symbole de la résistance kurde face à l’organisation Etat islamique (EI).

La suspecte se serait enfuie en Grèce, selon le ministre, si elle n’avait pas été arrêtée. Des détails qui se veulent aussi précis qu’accablants. « Nous savons quel message ceux qui ont mené cette action veulent nous faire passer. Nous avons reçu ce message, a ajouté M.Soylu. Ne vous inquiétez pas, nous leur rendrons la monnaie de leur pièce, et lourdement. »

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Connu pour ses attaques contre les Etats-Unis, notamment en 2016, lorsqu’il était allé jusqu’à accuser Washington d’avoir été impliqué dans la tentative de coup d’Etat, Süleyman Soylu a, semble-t-il, décidé, cette fois-ci, de monter d’un cran. Devant les caméras, le responsable de la sécurité intérieure a ainsi brusquement écarté les condoléances venues d’outre-Atlantique : « Nous n’acceptons pas les vœux de condoléances de l’ambassadeur américain, nous les rejetons. Après tout, les Etats-Unis sont officiellement alliés aux PYD-YPG. Leurs condoléances ressemblent à celles de meurtriers revenus sur les lieux de leur crime. »

Infléchir la position occidentale

Dirigés contre les Etats-Unis qui coopèrent depuis huit ans avec les forces kurdes de Syrie, les propos du ministre jettent une lumière crue sur l’état d’extrême tension du moment et les visées du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Comme dans le dossier de l’OTAN où, en échange de son aval à l’adhésion de la Suède et de la Finlande, Ankara tente d’infléchir la position de ses alliés occidentaux sur le dossier kurde et sur sa « guerre contre le terrorisme », les autorités turques cherchent à pousser clairement les lignes à leur avantage.

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Dès dimanche soir, de hauts responsables auraient ainsi plaidé en faveur d’une nouvelle opération militaire dans le nord de la Syrie, affirme Berkay Mandiraci, expert de l’International Crisis Group. Un plan que le président Erdogan annonce depuis le printemps mais pour lequel à la fois Washington et Moscou ont refusé catégoriquement de donner, pour l’heure, leur feu vert. Selon plusieurs sources, de nouvelles pressions en haut lieu, à Ankara, auraient été exercées et de manière encore plus explicite, mardi, dans le but d’accélérer une vaste intervention au sol.

« Ce que cherche à démontrer la Turquie, a défendu l’analyste en politique étrangère et sécurité intérieure Omer Ozkizilcik, basé à Ankara, c’est que pour prévenir les attaques, il est nécessaire de cibler les terroristes là où ils se sentent le plus en sécurité et de les éliminer de ces régions où ils recrutent et s’entraînent. »

Obsédé par la présence de ces combattants le long de sa frontière, M. Erdogan est résolu à les en chasser

Régulièrement, la Turquie mène des actions militaires contre les groupes armés kurdes dans le sud-est du pays, le nord de l’Irak et le nord de la Syrie. Convaincu de la pertinence de sa rhétorique nationaliste et intransigeante sur la scène internationale auprès de son électorat, obsédé par la présence de ces combattants le long de sa frontière, M. Erdogan est résolu à les en chasser. Dans ce but, il cherche à élargir la « zone de sécurité » de trente kilomètres de profondeur créée par l’armée turque lors de ses précédentes interventions (2016, 2018 et 2019). L’objectif est d’y installer une partie des réfugiés syriens accueillis par la Turquie (3,8 millions au total) et devenus un enjeu électoral de taille.

En cette période de crise économique aiguë où l’inflation dépasse les 85 % et où a monnaie n’en finit pas de dévisser, la population turque est de plus en plus réticente à leur installation. A six mois d’élections (présidentielle et législatives) cruciales, le sujet s’annonce difficile. Certains commentateurs n’ont d’ailleurs pas hésité à affirmer que l’attentat sanglant de dimanche avait aussi lancé, indirectement, la campagne présidentielle.

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Les relations turco-américaines sont, elles, affectées depuis des années par de profondes divergences de vues quant à la lutte contre l’Etat islamique en Syrie. En 2016, par exemple, Ankara avait suspendu l’utilisation de la base turque d’Incirlik par l’aviation américaine dans le cadre de ses missions contre les djihadistes en Syrie et en Irak. La fermeture de l’espace aérien avait été de courte durée, mais la manœuvre avait marqué le Pentagone. Une nouvelle dégradation des relations entre Washington et Ankara ne manquerait pas d’affecter les opérations menées contre l’EI. Lundi, l’agence Reuters affirmait que les enquêteurs, convaincus des liens qui existent entre la jeune Syrienne arrêtée et les groupes kurdes, n’excluaient toutefois pas la piste d’une éventuelle ramification avec l’EI.

Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant)

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