Comédienne et metteuse en scène Hatice Özer livre, dans un spectacle très émouvant au théâtre du ROND POINT, des impressions et des histoires liées à celle de son père, arrivé d’Anatolie centrale dans les années 1980.
Lucille Commeaux en rend-compte dans le « Regard culturel » sur FRANCE CULTURE, le 6 mars 2025
« Ce matin, l’expérience de l’exil sur une scène de théâtre, et pas grand-chose dessus, en apparence seulement : des fleurs jaunes, du thé noir, de la terre rouge, une guitare ronde nommée saz et deux personnes : une comédienne, Hatice Özer et son père Yavuz Özer. Le spectacle joue en ce moment au Théâtre du Rond-Point à Paris, et continue ensuite sa tournée. Il dure une heure. On y parle, on y chante, mais on s’y tait aussi, et c’est une évocation très puissante d’un certain deuil : l’exil. Comme un tombeau au père, dans le sens poétique du mot tombeau, mais avec le père bien vivant dedans. Et c’est cette étrangeté qui fait toute la beauté de ce spectacle.
Ça commence d’ailleurs comme ça. Pleine lumière encore sur le public, la comédienne raconte un cauchemar récurrent : elle est dans l’eau, des hommes noyés flottent autour d’elle et tous ont le visage de son père, un visage qui s’efface au fil du rêve. On pense aussitôt à ce qu’on appelle en langage-réflexe la « tragédie de l’exil », à ces embarcations qui chaque jour coulent de part et d’autre de l’Europe, et dont l’évocation, dans la langue médiatique — disons la langue majoritaire — a perdu de sa puissance à force d’être utilisée. Il faudrait de nouveaux mots pour dire l’expérience de l’exil, ce que ne réussit pas toujours la production culturelle non plus. Beaucoup de films, de livres, de chansons, de documentaires sur ce que qu’est arriver contraint dans un autre endroit que chez-soi, ce que c’est aussi pour cette fameuse deuxième génération, dont on parle aussi tellement, et qui d’ailleurs est souvent celle qui prend la parole pour la première.
Apparemment, c’est exactement ce qui se passe ici : Hatice Özer est née en France, de parents turcs, son père est arrivé, lui, depuis l’Anatolie dans les années 1980 pour, comme elle le dit, « mettre son corps au service de la production française en Dordogne ». Quand il l’a emmenée à l’école pour la première fois, la maîtresse a prononcé son prénom à la française comme je viens de le faire, Hatice, alors que ça ne se prononce pas comme ça, et que c’est un des prénoms les plus courants dans sa région d’origine. Elle raconte ainsi par petites touches l’expérience de l’exil et parvient à la sortir de la gangue des images toutes faites et des mots déjà entendus mille fois, à représenter, par les moyens du théâtre, quelque chose de compliqué, d’ambigu, qui contient à la fois de la gravité, de la drôlerie et du mystère.
Faux seule-en-scène
Hatice Özer passe par un mélange des genres très justement dosé, un peu comme le thé qu’elle prépare au début. Le spectacle tient du monologue intime, de la confession sérieuse, empreinte du lyrisme, de la nostalgie. Mais tout ça se trouve mâtiné de stand-up, parce qu’Hatice Özer est une comédienne drôle, elle a ce sens de la pantomime, de l’autodérision, et surtout du rythme qui caractérise les humoristes. Dès que gravité il y a, ou dès que le folklore orientaliste pointe, une sorte de décalage dans le geste ou dans le ton assure une forme d’équilibre, et la singularité de l’expérience.
Et puis surtout ça tient à la manière dont la comédienne introduit son père sur scène. Au début, il n’est qu’un personnage absent. C’est le récit classique de la fille racontant son père immigré, parce qu’elle en a les moyens : la langue, les codes du théâtre occidental qu’elle pratique. Et puis au milieu du spectacle, elle l’appelle. Il monte sur le plateau. C’est bien lui, pas un acteur qui joue son rôle. C’est le père, qui prend le saz, qui se met à chanter, à raconter des fables et des blagues de son pays. C’est très émouvant ce qui se passe là, et un peu dangereux même. C’est la deuxième génération autorisée qui laisse place à la première, qui lui donne en quelque sorte le droit de son sol, en l’occurrence, le plateau du théâtre. Et ça ne va pas sans une certaine gêne, ce n’est pas un hommage simple au père, elle ne lui cède pas la place. Dans leur duo musical et poétique, entre le turc et le français s’invente une sorte de langue neuve et avec elle une vérité de l’exil. »
À écouter aussi: Père et fille sur scène entre l’Anatolie et la France, avec Hatice Özer

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