Le russe : langue commune de la « turcophonie »? – Alican Tayla

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Alican Tayla, doctorant, Institut français de géopolitique, Paris 8

[Ce court texte est tiré, dans une version réadaptée, d’un chapitre portant sur les raisons de l’échec des initiatives de la Turquie pour élargir sa zone d’influence en Asie centrale dans le cadre de mon travail de thèse en cours.]

Le 16 septembre 2010, la Turquie organisait et accueillait la dixième et dernière édition du « Sommet des Etats Turcophones » [Türk Dili Konusan Ülkeler Zirvesi]. Cette démarche s’inscrivait dans le cadre de ses très nombreuses initiatives visant à développer son soft-power et à accroître son influence sur l’Asie centrale au détriment de la Russie, plus particulièrement auprès des Etats nés après l’implosion de l’URSS.

Comme la plupart des autres actions similaires, cette série de sommets trouve son origine au début des années 1990, peu après l’indépendance de ces nouveaux Etats. En effet, le démembrement de l’URSS et l’émergence consécutive d’une Russie considérée comme très affaiblie ont été perçus par la Turquie comme une opportunité à ne pas manquer pour affirmer sa présence en Asie centrale. Ankara s’offrait ainsi des alternatives à l’UE et à l’OTAN – seuls ancrages de la Turquie sur la scène internationale – et pouvait, dès lors, se positionner comme un pont bienveillant entre les Etats turciques (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizistan, Turkménistan et Ouzbékistan) et le système libéral occidental.

A ce titre, et parallèlement à de multiples autres démarches, la première édition de ce sommet avait été organisée, à l’initiative du président de la République turque de l’époque, Turgut Özal, les 30 et 31 octobre 1992 à Ankara, avec comme autres participants Aboulfaz Eltchibeï (président de la République d’Azerbaïdjan), Noursoultan Nazarbaïev (président de la République du Kazakhstan), Askar Akaïev (président de la République du Kirghizistan), Islam Karimov (président de la République d’Ouzbékistan) et Saparmyrat Niazov (président de la République du Turkménistan).

Près de vingt ans plus tard, le contexte avait bien changé en 2010. Ce premier essor s’était heurté aux réalités d’un terrain très complexe et malgré la création de plusieurs organisations régionales et le lancement de projets multilatéraux, les résultats sur le plan stratégique et diplomatique étaient restés très loin des objectifs ambitieux du début des années 1990.

Or, le fiasco symbolique survenu lors de ce dixième Sommet des Etats turcophones résume à lui seul, certes d’une façon quelque peu caricaturale, les principales raisons de cet échec. La conférence de presse conjointe des chefs d’Etat participant à ce sommet de la turcophonie a été marquée par un grave problème de traduction simultanée – nécessaire car aucune des délégations ne parlaient le turc ! A défaut d’autre solution et afin de pouvoir se comprendre tous les chefs d’Etat, sauf M. Gül, se sont exprimés… en russe[1].

Effectivement, d’une part, les gouvernements et l’intelligentsia nationaliste turcs ont toujours largement surestimé le rôle de la langue (ainsi que de la religion musulmane et plus largement de la proximité culturelle et historique) qui serait l’élément fédérateur constituant les fondements d’une politique étrangère efficace. D’autre part ils ont, notamment dans les années 1990, tout aussi largement sous-estimé la capacité de la Fédération russe à surmonter la difficile période de transition consécutive à la chute du régime soviétique et à demeurer malgré tout le principal acteur régional en maintenant son emprise sur les pays en question. Malgré le changement soudain de régime, la Russie avait hérité des résultats favorables d’une longue politique de construction culturelle et identitaire démarrée dès la période impériale et poursuivie par l’URSS. Par conséquent elle considérait, logiquement, les nouveaux Etats indépendants de l’Asie centrale et du Caucase comme faisant partie de sa zone d’influence naturelle. Ce facteur constitue, par ailleurs, un des principaux paradoxes – pour ne pas dire incohérence – de l’eurasisme turc de la première période : considérer que l’on pouvait à la fois se rapprocher de la Russie sur le plan stratégique, tout en menant une politique de séduction active auprès des Etats turcophones de la région[2].


[1] « Türk dili konuşan ülkeler zirvesinde Rusça konuştular », Haberler, 16 septembre 2010, lien : https://www.haberler.com/turk-dili-konusan-ulkeler-zirvesinde-rusca-2239428-haberi/. « Türkçe zirvesinde Türkçe bilen yok », Hürriyet, 16 septembre 2010. Lien : https://www.hurriyet.com.tr/dunya/turkce-zirvesinde-turkce-bilen-yok-15799753.

[2] Cette idée est développée avec plus de détails dans le chapitre de la thèse intitulé « Les trois vagues de l’eurasisme turc ».

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