Les Possibles — Numéro 42- Printemps 2025
La Turquie a toujours utilisé sa position géographique comme une source de rente stratégique. Disposant de faibles ressources naturelles, elle essaye depuis la proclamation de la République en 1923 et surtout après 1945, de transformer sa localisation entre l’Europe, la Russie et le Moyen-Orient en une rente stratégique dont la finalité a été jusqu’à récemment sécuritaire avant d’être économique et financière.
État de taille moyenne, cette recherche de sécurité et de stabilité a débouché lors de la Guerre froide à l’adhésion de la Turquie à l’OTAN en 1952, à la suite de la participation de l’armée turque à la guerre de Corée aux côtés des forces alliées sous la houlette de l’ONU. Membre du Conseil de l’Europe dès 1949, l’ancrage occidental de la Turquie s’est accentué en 1963 avec la signature d’un accord d’association avec la CEE (ancêtre de l’UE) et son adhésion à l’OCDE. A cette stratégie d’utilisation de la position géostratégique comme source de stabilité s’y est ajoutée la recherche d’avantages économiques et financiers, dans le cadre du plan Marshall d’abord dans les années 1950 et plus tard l’intégration partielle au Marché unique à partir de 1996 par un accord d’union douanière.
Comme le disait un ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement d’Erdoğan, « la Turquie est le pays du Sud le plus intégré dans le Nord ». Ce qui lui permet de jouer, au gré des opportunités du moment, dans les deux camps. Etre défenseur des revendications des pays du Sud comme par exemple à l’ONU en demandant la révision du statut du Conseil de sécurité et l’augmentation du nombre de ses membres, n’empêche pas la poursuite de politiques à double facettes : défendre les revendications palestiniennes, soutenir fermement le Hamas et continuer à autoriser les exportations vers l’Israël ; se situer comme intermédiaire entre la Russie et l’Ukraine tout en condamnant l’annexion de la Crimée et du Donbass et en livrant des drones à l’Ukraine mais ne pas appliquer les sanctions contre la Russie ; se déclarer le défenseur des musulmans du monde entier mais rester totalement silencieux devant la répression subie par les Ouighours en Chine, etc. On peut prolonger cette liste des incohérences. Mais elles sont l’essence même de la diplomatie de l’aubaine. Cette diplomatie d’aubaine n’est pas la marque seulement de la Turquie, elle est l’apanage des puissances moyennes bien avant l’arrivée au pouvoir de la seconde administration Trump. Le trumpisme au pouvoir lui a ouvert de nouvelles perspectives d’opportunité.
Un pays « entre-deux » comme puissance régionale
Le dos plutôt tourné au Moyen Orient jusqu’aux années 1990, la Turquie a tenté une approche en terme de « soft power » vis-à-vis de se voisins durant la décennie 2000. Mais cette diplomatie visant une hégémonie politico-culturelle par l’attractivité supposée du « modèle turc d’islam modéré» s’est transformée dans la décennie suivante en une politique extérieure plus agressive, exposant une volonté d’exploiter des nouveaux champs d’opportunités économiques à l’ombre des engagements militaires et/ou humanitaires et plus dépendantes des choix et des engagements personnels du pouvoir monopolisé dans les mains du chef de l’Etat.
La Turquie s’est positionnée au fil du temps comme une puissance régionale utilisant les faiblesses de la politique européenne dans la région, voire sa quasi-absence et les conséquences catastrophiques de l’intervention des Etats-Unis à l’Irak en 2003. Elle a renforcé sa posture de pays « entre-deux » pour d’une part consolider ses positions au Moyen-Orient et en Afrique comme un acteur proactif dans la coopération Sud-Sud, et de l’autre pour se positionner comme un acteur de premier plan dans la nouvelle doctrine de la sécurité européenne qui prend forme dans l’urgence depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Elle est devenue une puissance qui compte sur l’échiquier politique régionale notamment depuis la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et plus récemment la chute du régime du clan Assad en Syrie.
Cette position géographique permet aussi à l’Etat turc de mener une politique autoritaire et répressive sans que ses alliés occidentaux et au premier chef les Etats-Unis s’en émeuvent particulièrement. Si la dérive autocratique du gouvernement islamo-nationaliste de Tayyip Erdoğan est devenue un argument avancé par les dirigeants européens pour la suspension officieuse des négociations en vue d’adhésion à l’UE et pour refuser l’actualisation de l’accord d’union douanière, elle n’a pas empêché l’UE de passer un accord avec la Turquie en 2016 pour qu’elle empêche la ruée vers l’Europe de plus de quatre millions de réfugiés qui se retrouvent sur son territoire en contrepartie de financement. Le retour récent de la Turquie dans le nouveau concert européen qui se forme autour des questions de défense est une nouvelle illustration de cette attitude dite réaliste.
Aujourd’hui la déconstruction de l’ordre des relations internationales de l’après-guerre entreprit par la seconde présidence de Donald Trump renforce et élargit considérablement les possibilités pour la Turquie d’utiliser sa position géographique. Cela permet au pouvoir autocratique, en phase avec l’esprit trumpiste notamment en matière de non-respect des lois, des institutions et de la séparation des pouvoirs, de poursuivre sa politique d’aubaine avec plus de latitude sur le plan extérieur et de mener sur le plan interne une politique de plus en plus répressive en faisant incarcérer ses principaux rivaux politiques, des élus municipaux, des manifestants, des journalistes et des avocats.
« L’armée comme le meilleur produit d’exportation »
L’armée turque est une pièce maitresse du positionnement de la Turquie dans la région et de sa nouvelle politique extérieure. Georges Soros, dans une conférence en Turquie, vers la fin de la décennie 2000, quand il était encore bien vu par Erdoğan et son équipe, avait qualifié l’armée turque « comme le meilleur produit d’exportation du pays » en vue de l’adhésion à l’UE! Avec 800.000 soldats sous les armes, elle est la deuxième armée de l’OTAN en termes d’effectifs et huitième au monde. Il s’agit d’une armée formée en grande partie de conscrits, menant une guerre larvée contre le mouvement armé kurde PKK depuis quatre décennies et disposant d’une capacité relativement importante de se projeter à l’étranger.
La Turquie a des troupes militaires dans treize pays. Elle maintient d’une manière unilatérale des troupes au Chypre du Nord (35 à 40 000 soldats), en Irak (environ 2 500) et en Syrie (entre 5 000 et 7 000). A la suite des accords avec le pays d’accueil, elle a ouvert des bases militaires au Qatar, en Somalie et au Lybie. Si on ajoute la participation aux forces de paix de l’ONU en Bosnie, au Kosovo et en Afrique, un peu plus de 50 000 militaires turcs sont basés en permanence hors des territoires de la Turquie.
Par ailleurs, l’industrie d’armement turc est en plein essor. La Turquie satisfait aujourd’hui 75% de ses besoins en matière de défense (20% en 2000) et exporte un peu plus de 7 milliards de dollars d’armement, notamment des drones militaires, des canons et des munitions. Produit en étroite coopération avec l’Ukraine pour la technologie de motorisation aérienne, les drones militaires Bayraktar sont exportés dans plus de trente pays. Avec 22 milliards de dollars en 2024, la Turquie consacre un peu plus de 2% de son PIB à la défense. C’est cette capacité militaire qui aujourd’hui place la Turquie comme un partenaire considéré comme incontournable pour le nouveau projet de défense européenne. En effet, la tension entre les Etats-Unis et l’Europe fournit à la Turquie une opportunité pour établir un nouveau partenariat avec l’Europe, susceptible de compenser en partie l’échec du projet d’adhésion à l’UE. Pour l’UE en revanche, il s’agit d’assumer le paradoxe de s’associer avec un régime autocratique pour bâtir un projet qui aurait comme but de défendre les institutions et usages démocratiques.
Le temps des alliances paradoxales
Les temps sont propices pour ce type d’alliances paradoxales que la Turquie pratique depuis longtemps. C’est ainsi qu’elle a pu établir des alliances économiques, parfois des accords avec une présence militaire, contre ses alliés traditionnels occidentaux (en Libye, en Syrie, en Afrique subsaharienne) ou être à la fois allié dans un cas et adversaire dans l’autre avec le même partenaire (en Syrie et en Libye face à la Russie). Cette diplomatie de l’aubaine est encore plus d’actualité aujourd’hui.
C’est en Syrie post-Assad, bien plus que dans la guerre en Ukraine, que la Turquie joue un rôle prépondérant et poursuit une stratégie d’emprise relativement autonome par rapport aux stratégies américaines et européennes. Soutien historique du nouveau pouvoir « transitoire » installé à Damas, la Turquie mène en Syrie un double objectif : empêcher la création d’une zone autonome au nord-est de la Syrie sous le contrôle des Kurdes syriens que la Turquie assimile trop rapidement au PKK et la stabilisation du pouvoir des musulmans conservateurs tout en évitant la division du pays en zones autonomes ethno-religieuses. Mais en même temps, l’armée turque, en soutien à l’Armée nationale syrienne, occupe une partie des territoires syriens frontaliers avec la Turquie et une administration turque assure les principaux services publics. L’armée turque bombarde régulièrement les positions des Forces démocratiques syriennes rattachées à l’Administration autonome du nord-est syrien.
Désormais perçue comme un danger potentiel par Israël à cause de son soutien à l’administration d’Ahmed el-Charaa, la Turquie essaye de jouer vis-à-vis des puissances occidentales le rôle de stabilisateur post-conflit tout en espérant continuer à occuper le nord de la Syrie et bénéficier de la manne de la reconstruction syrienne. Israël et la Turquie sont deux pays qui occupent militairement des territoires syriens et qui sont en rivalité progressive. Dans ce cadre, l’aggravation de la tension avec Israël risque d’interférer sur les relations de la Turquie avec les Etats-Unis qui ont été par ailleurs – ils le sont encore pour le moment- le principal soutien militaire et politique de l’administration kurde dans le nord-est syrien.
Le deuxième sujet de recomposition internationale dans laquelle la Turquie est impliquée, c’est l’OTAN. Il est difficile de prévoir l’évolution de la politique de l’administration Trump au sujet de l’Alliance atlantique. Les Etats-Unis disposent en Turquie des bases militaires sous l’égide de l’OTAN et des missiles à tête nucléaire. Si Trump se retire de l’OTAN ou prend plus de distance avec cette alliance, cela pourrait fragiliser la position de la Turquie dans la région, à moins qu’elle se lance à se substituer partiellement aux Etats-Unis dans le flanc sud-est de l’OTAN. Le sommet de l’OTAN du 24/25 juin 2025 sera peut-être un moment de clarification des relations des Etats-Unis avec les autres membres de l’alliance.
La Turquie d’Erdoğan a été exclue du programme des avions F-35 à la suite de l’achat de missiles sol-air russes S-400. Le programme de modernisation des avions de chasse F-16 est aussi toujours bloqué par le Congrès américain. Les pourparlers avec la nouvelle administration américaine n’ont pas encore donné de résultats tangibles dans ces dossiers. Dans cette période d’indétermination, la diplomatie de l’aubaine de Tayyip Erdoğan semble pour le moment privilégier la perspective d’intégrer le projet de défense européenne et devenir un acteur incontournable par la taille et la disponibilité de l’armée turque. Il envisage aussi d’utiliser ce statut non seulement pour faire accepter son régime autocratique à ses partenaires occidentaux mais aussi pour devenir, face à Israël, le contrepoids principal dans le Moyen-Orient. Mais ce projet de transformation de la Syrie en un protectorat turc est susceptible aussi de rencontrer l’hostilité des grandes puissances arabes, notamment de l’Arabie Saoudite.
L’Afrique est un autre terrain de prédilection de la stratégie turque de création des zones d’influence. L’offensive diplomatique des gouvernements de l’AKP s’est concrétisée avec une ouverture tous azimuts des représentations diplomatiques dans les pays africains. Le nombre d’ambassades turques en Afrique est passé de 12 à 44 entre 2002 et 2024, entraînant une sensible augmentation des échanges commerciaux dont le volume est passé de 5,4 milliards dollars à plus de 40 milliards dollars avec un net excédent pour la Turquie. Cette stratégie d’influence est motivée surtout par le vide économique et social créé par le déclin de la présence des anciennes puissances coloniales. Elle est aussi en concurrence avec les nouveaux arrivants, notamment la Chine et les pays arabes du Golfe. La Turquie développe une politique de complémentarité avec la Russie dans la région de Sahel, notamment dans les pays où les juntes militaires ont récemment pris le pouvoir.
Le positionnement géopolitique de la Turquie d’Erdoğan est aussi semé d’abandon en cours de route de projets, des retraits ou des changements de cap rapides qui sont justifiés par les nécessités d’une politique menée pour assurer « la survie de la patrie et de la sécurité de l’Etat». En affirmant la supériorité des valeurs, des institutions et des pratiques politiques qualifiées de « nationaux et authentiques », le gouvernement d’Erdoğan permet de légitimer les pratiques répressives et autocratiques tout en prenant les distances avec les droits de l’homme et les principes démocratiques, mais en n’hésitant pas à critiquer « l’hypocrisie des occidentaux en matière des droits de l’homme ». C’est aussi cette posture, apprécié par les leaders des régimes anti-démocratiques du Sud qui permet à Erdoğan et à sa diplomatie d’être perçue comme un modèle à suivre.
Malgré ces nouvelles fenêtres d’opportunité qui se présentent à elle et une volonté exprimée de retrouver dans sa région environnante une partie de la grandeur perdue d’antan, la Turquie n’a pas les moyens économiques pour réaliser les ambitions de son chef d’État de devenir un leader mondial. Les résultats économiques créent un mécontentement grandissant dans la population et la fuite en avant répressive rencontrent une hostilité que les forces d’opposition réussissent à mobiliser mieux depuis peu, notamment depuis l’incarcération du maire d’Istanbul, le candidat qui semble être le mieux placé pour vaincre Erdoğan dans les urnes.
Face à cette mobilisation sociale importante, l’erdoganisme trébuche mais reste pour le moment debout et risque de s’engager encore plus dans la voie d’une dictature en bonne et due forme. Et Donald Trump de qualifier Erdoğan de « sacré dirigeant ». Dans une période où partout dans le monde les leaders autoritaires profitent du désordre actuel pour renforcer encore plus leur pouvoir, il est vrai qu’Erdoğan peut considérer que les temps sont opportuns pour serrer encore plus la vis dans le pays tout en espérant d’être accueilli avec tous les honneurs dans les conclaves internationaux. Alors que sa popularité chute dans le pays et en faisant incarcérer le candidat de l’opposition, il a reconnu qu’il n’avait pas l’espoir de gagner les élections une nouvelle fois dans des conditions un minimum démocratiques, le désordre mondial et la montée des autoritarismes lui permettront-ils de compenser sa perte de légitimité ? Ce sont les capacités de mobilisation et de résilience sociales qui détiennent la réponse à cette question.
Ahmet Insel, économiste et politologue, a enseigné dans les universités de Paris-1 Panthéon-Sorbonne et Galatasaray ( à Istanbul). Il a publié La nouvelle Turquie d’Erdogan, Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte, 2017, et, avec Pierre-Yves Hénin, Le national-capitalisme autoritaire, Bleu autour, 2021.