Les ambitions islamistes d’Erdoğan à Chypre par Fehim Taştekin

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Al-Monitor, 23 Avril 2021, traduit par Renaud Soler

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan voudrait poursuivre la transposition, en République turque de Chypre du Nord, son projet de « former une génération pieuse », mais la cour constitutionnelle vient de lui donner un coup d’arrêt.

            D’après une réforme de 2017, il était prévu de fonder une Commission des Affaires religieuses au sein du Département des Affaires religieuses. Elle devait s’occuper de l’organisation de cours de Coran, sanctionnés par des examens et la délivrance d’un certificat, de l’organisation d’examen et de la nomination du personnel religieux. Le ministre des Affaires religieuses devait être nommé pour cinq ans par le président de la République, sur proposition du premier Ministre. Le vice-ministre des Affaires religieuses devait être choisi, parmi deux candidats proposés par le ministre, par le conseil de direction du ministère.

            Une requête en annulation avait été présentée par le syndicat des imams Hizmet-Sen : il dénonçait le pouvoir de nomination arbitraire conféré au ministre et le caractère contraire à la laïcité des cours de Coran organisés par la Commission des Affaires religieuses. La décision du 15 avril a donné raison au syndicat. La cour constitutionnelle a estimé que les statuts légaux du Département des Affaires religieuses n’étaient pas les mêmes que ceux de la Diyanet, le ministère turc des Affaires religieuses, et ne permettaient pas l’organisation de cours de Coran. L’arrêt donne aussi raison au syndicat à propos du pouvoir de nomination du ministre.

            En dépit des abords très techniques du jugement, Ankara y a vu une marque de défiance envers sa politique de mise au pas de l’islam chypriote. Erdoğan a affirmé qu’il ne permettrait pas que l’on interdît les cours de Coran : « le tribunal doit rapidement revenir sur sa décision. Dans le cas contraire, nous prendrons des mesures. La laïcité n’est pas ce qu’ils imaginent et la Chypre du Nord n’est pas la France ». Lors d’une visite à Lefkosia [moitié nord de Nicosie], le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu a renouvelé les avertissements. Il a été suivi par une série de responsables de l’AKP. Devlet Bahçeli, chef du Parti du Mouvement National [MHP, extrême-droite] et allié d’Erdoğan, a parlé d’un « scandale qui apporte de l’eau au moulin des Grecs chypriotes ».

            Le gouvernement de Chypre s’emploie à apaiser Ankara et affirme que des ajustements légaux seront à nouveau mis en œuvre pour protéger les cours de Coran. Les interventions de la Turquie sur la base du turquisme ne sont pas neuves, mais les Chypriotes craignent la politique de promotion de l’islam sunnite d’Ankara. Le journaliste chypriote Hasan Kahvecioğlu parle d’un mépris pour la Cour constitutionnelle de la République de Chypre du Nord, dont l’indépendance est pourtant reconnue par la Turquie. Il dénonce la volonté de l’AKP de faire du micro-État laïc, reconnu par aucun autre État que la Turquie, un laboratoire de sa politique de transformation religieuse.

            La réaction d’Ankara est intervenue quelques jours avant un nouveau cycle de discussions sur la question chypriote qui doit se tenir sous l’égide de l’ONU. La Turquie doit y présenter un plan pour une solution à deux pays. Comme le note Kahvecioğlu, le ton comminatoire employé par Erdoğan a renforcé les soupçons à propos des intentions réelles de la Turquie : une annexion pure et simple, à terme, de la Chypre du Nord.

            Mete Hatay, un chercheur chypriote du Peace Research Institute Oslo, souligne le choc provoqué par les propos d’Erdoğan : alors que la Turquie s’apprête à défendre la reconnaissance internationale de l’indépendance de la Chypre du Nord, elle-même ne montre aucun respect pour cette indépendance et s’immisce dans les affaires judiciaires du pays.

            Erdoğan n’est pas parvenu à construire un bloc de fidèles similaire à celui qui le soutient envers et contre tout en Turquie. Il ne perd pas une occasion de rappeler l’aide accordée par la Turquie à la Chypre du Nord, qu’il accuse régulièrement de manquer de gratitude. Comme il voit la raison de son échec dans l’attachement des Chypriotes à la laïcité et leur éloignement relatif de la religion, il affiche sa volonté de renforcer la propagande religieuse.

            Mete Hatay note que le mode de vie séculier des Chypriotes turcs irrite depuis longtemps l’AKP. La construction de mosquée s’est accélérée depuis 2005. Les cours de « culture religieuse et éducation morale » sont devenus obligatoires. Malgré l’opposition des syndicats, déboutés à deux reprises devant la justice, une faculté de théologie a été ouverte en 2012. Des milliers d’étudiants viennent suivre des cours d’été sur le Coran en Turquie, mais la plupart sont des enfants de Turcs installés à Chypre. D’après lui, 45 mosquées ont été construites à Chypre depuis 2002, contre 9 au cours des trois décennies précédentes. Il existe, en 2017, 212 mosquées, mais aucun lieu de culte pour les Alévis.

            Ali Dayıoğlu, spécialiste de la sociologie religieuse de Chypre, souligne l’importance de la création de la Direction des Affaires religieuses en 2004. L’éloignement progressif de la perspective d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne a accéléré le renforcement de la politique religieuse d’Ankara. Les cours de Coran, jusqu’alors illégaux en raison de l’opposition des syndicats et d’associations, ont été autorisés en 2009. En 2013, l’organisation de ces cours dans les écoles et les mosquées a été autorisée. Mais en raison de l’opposition des professeurs, ils ont été restreints trois ans plus tard aux mosquées. Le nombre d’élèves fréquentant ces cours est passé de 2 000 en 2009 à 5 000 en 2015. À partir de 2011, une option « théologie » a été introduite au lycée technique de Haspolat.

            Le soutien financier turc, dispensé par le truchement de l’ambassade turque, est décisif. Il est passé de 11,5 millions de lires en 2009 à 19 millions de lires en 2017. Ankara prétend répondre à la demande croissante de services religieux, mais selon Dayıoğlu, cette demande émane surtout des immigrés turcs, qui représente 25% de la population de 215 000 habitants.

            Hatay et Dayıoğlu jugent que la politique d’Ankara a peu de chance de rencontrer du succès auprès de la population d’origine, mais attirent l’attention sur son succès auprès de la population d’origine turque. À partir de 2000, les nouveaux immigrés semblent avoir un profil plus conservateur que leurs prédécesseurs. Pour les encadrer, des dizaines d’associations d’immigrés ont été fondées. La Turquie essaie d’instrumentaliser la société civile pour accroître son influence. Elle utilise également les confréries religieuses qui ont ouvert ces dernières années des résidences étudiantes. Ces organisations permettent de surcroît de mobiliser les 100 000 électeurs de l’île en faveur de l’AKP.

            En un mot, l’AKP persévère dans ses efforts pour éroder l’identité religieuse modérée de la Chypre du Nord, et suscite des inquiétudes sur l’implantation de l’islam politique dans l’île.

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