Métaphore du régime sous lequel suffoque la Turquie une matière visqueuse étouffe la mer Marmara

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Pollution et réchauffement climatique, un double fléau pour la mer de Marmara

Le Monde, Angèle Pierre (Istanbul, correspondance), photos de Serkan Taycan pour le Monde. 23 juin 2021

REPORTAGE Une matière visqueuse, dite « mucilage », se propage sur le littoral du nord-ouest de la Turquie. Causé notamment par les eaux usées des agglomérations riveraines, ce phénomène met en péril les ressources halieutiques et les activités touristiques.

Depuis près de trois mois, les bateaux de la mairie d’Istanbul qui desservent les îles aux Princes, à l’entrée de la mer de Marmara, se fraient un chemin entre les étendues d’un étrange mucus. La proue de l’imposant navire qui vogue vers l’île d’Heybeliada fend de larges traînées de mousse couleur crème. Cette matière visqueuse, dite « mucilage » ou « morve de mer », enregistre une inquiétante progression au fil des semaines.

« Le secteur du poisson est fini ! », se désole Uğur Kıran, pêcheur quinquagénaire, du fond de son échoppe aux abords du port. Assis sur un petit tabouret, il s’affaire à raccommoder ses filets abîmés lors de la pêche de la nuit dernière. « Le mucilage déchire les mailles », explique-t-il d’une voix éraillée entre deux bouffées de cigarette.

Dans la famille, le métier de pêcheur se transmet de père en fils. Originaire de la région de la mer Noire, il est né et a grandi à Heybeliada. La mer de Marmara, il la fréquente tous les jours depuis plus de quarante ans. « Avant, il y avait des dorades royales, des brèmes de mer, des thons et même des espadons, ici, se souvient-il, aujourd’hui, il n’y a plus rien de tout cela. Aujourd’hui, il a laborieusement réussi à vendre 15 kg de poissons contre une soixantaine en temps normal. Malgré son inquiétude, il donne raison à ces clients : « Avec une mer pareille, qui voudrait en manger ? »

Inquiétude du secteur du tourisme

A quelques centaines de mètres de la poissonnerie d’Uğur Kıran, Emre Durmuser, 25 ans, tient une pension située dans la rue principale, parallèle au bord de mer. « Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact qu’aura le mucilage sur les réservations, mais je sais déjà que la saison sera affectée », admet l’hôtelier au visage poupin. « Je commence habituellement à me baigner dès le mois de mai. Cette année, je n’ai pas mis un pied dans l’eau », reconnaît-il.

Les employés du secteur touristique sont très inquiets de l’état des plages, devenues impraticables. La presse turque rapporte déjà de nombreuses annulations de réservations dans plusieurs stations balnéaires de la mer de Marmara, alors que le secteur a déjà beaucoup souffert des confinements dus à la pandémie de Covid-19 depuis plus d’un an.

Située au nord-ouest de la Turquie, la région de Marmara concentre 25 millions d’habitants, soit environ 30 % de la population totale du pays. Or les eaux usées des agglomérations riveraines – dont celles de la mégapole d’Istanbul – finissent dans la mer, à la suite d’opérations d’épuration plus ou moins efficaces.

La prolifération du mucilage à la surface de la mer n’étonne ni les pêcheurs ni les scientifiques. Il était déjà apparu en 2007 et s’observe à certaines périodes de l’année quand la mer se réchauffe. Car la mousse blanche qui s’accumule n’est que le symptôme d’une intense pollution marine. L’accumulation de matières organiques fait augmenter le taux de nitrates et de phosphates, ce qui stimule la prolifération de phytoplanctons, dont les sécrétions remontent alors à la surface et menacent l’écosystème marin. S’ajoute à cela le réchauffement climatique, qui agit comme amplificateur du phénomène : or la mer de Marmara a augmenté de 2,5 °C en quatre décennies.

Des actes qui arrivent « bien trop tard »

L’urgence de la situation a poussé le président Recep Tayyip Erdogan lui-même à s’exprimer sur la question le 9 juin, déclarant son intention de faire de la mer de Marmara « une zone protégée », et de doter la région de stations d’épuration de « technologies de pointe ».

Pour autant, pas question pour le reïs (« chef ») de remettre en cause la réalisation du « Canal Istanbul », projet pharaonique de percement de la rive européenne d’Istanbul, qui viendrait bouleverser un peu plus l’écosystème de la mer de Marmara et dont les premiers travaux devraient être lancés le 26 juin.

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Le ministre de l’environnement, Murat Kurum, a pour sa part annoncé le lancement d’un plan d’action de lutte contre le mucilage le 6 juin. Des actes qui arrivent « bien trop tard » pour Ahmet Dursun Kahraman, président de la chambre des ingénieurs de l’environnement : « Ces mesures auraient dû être mises en place il y a vingt ou trente ans », s’indigne-t-il. Comme nombre de lanceurs d’alerte, le spécialiste a le sentiment de ne pas avoir été écouté : « Nous serions heureux de pouvoir collaborer avec le gouvernement, mais jusqu’à présent, nous n’avons eu aucun contact. »

Quant aux opérations de nettoyage du mucilage lancées depuis quelques jours, au cours desquelles l’écume est récupérée à l’aide d’aspirateurs, il les observe avec circonspection : « Je suis partagé entre le rire et la colère. C’est tragicomique. C’est comme d’essayer de creuser un puits avec une aiguille. »

Istanbul compte 89 stations d’épuration

Avec l’apparition du mucilage, tous les regards se sont tournés vers la société de traitement des eaux usées d’Istanbul, ISKI (Gestion de l’eau et des canalisations d’Istanbul).

Sur les hauteurs du Bosphore, dans le quartier de Baltalimani, est installée l’une des plus grandes des 89 stations d’épuration que compte la gigantesque Istanbul. Les installations fonctionnent sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour assurer la filtration des eaux usées de la population de l’arrondissement, soit plus de deux millions d’usagers.

Raif Mermutlu, directeur général d’ISKI, défend le bilan de l’entreprise et expose les projets d’amélioration à venir. « Nous prévoyons de passer à 65 % d’installations en traitement biologique avancé », explique-t-il. A l’échelle d’Istanbul, ce sont près de 6 millions de mètres cubes qui doivent être traités chaque jour pour répondre aux besoins.

Seul problème, une partie des eaux usées échappe encore au contrôle de la société. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, opposant déclaré au chef de l’Etat, a récemment révélé l’existence d’une centaine de sorties de canalisation déversant directement les eaux usées dans le Bosphore sans aucune opération de filtrage. « La redirection de ces canalisations est techniquement compliquée à réaliser, poursuit Raif Mermultu, mais nous disposons aujourd’hui d’une meilleure équipe et nous y parviendrons. »

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Des usines déversent leurs eaux usées dans la mer

Cependant, la santé de la mer de Marmara est loin de reposer uniquement sur les performances d’ISKI. Les villes côtières de Bursa ou Kocaeli, locomotives du secteur industriel en Turquie, abritent un grand nombre d’usines qui déversent également leurs eaux usées dans les flots. Seize d’entre elles ont déjà été fermées ou sanctionnées, a assuré, mardi 22 juin, le ministre de l’environnement.

« De nombreuses rivières sont polluées par les installations industrielles, dénonce avec colère Mert Gökalp, spécialiste en biologie marine.Pour éviter de dépenser de l’argent dans des installations de filtrage des eaux usées, il a suffi aux industriels de verser des pots-de-vin aux autorités locales. »

Auteur de documentaires sur la diversité des écosystèmes en Turquie, il continue de travailler à la défense de la nature, bien qu’il soit las de jouer les Cassandre. « Il ne faut pas laisser la gestion de la question aux industriels, aux députés et aux promoteurs immobiliers. Il faut intégrer les citoyens, interroger les scientifiques et appliquer le principe de transparence. Si rien n’est fait, la mer de Marmara pourrait bien devenir une mer morte. »

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