Veille stratégique et géopolitique de la Turquie N°17- Selmin Seda Coskun & Jean-Sylvestre Mongrenier/Institut Thomas More

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La Veille N°17 couvre la période allant du 15 octobre au 15 novembre 2022.

A LIRE AUSSI N°2 Veille politique et électorale de la Turquie – Selmin Seda Coskun & Jean-Sylvestre Mongrenier/Institut Thomas More

Part 1. Analyses et débats

Cette première partie propose de courtes analyses de l’actualité géopolitique et des débats stratégiques pendant la période couverte par la veille.

L’attentat terroriste d’Istanbul et ses prolongements militaires en Syrie

Le 13 novembre, six personnes sont mortes et plus de quatre-vingts autres ont été blessées dans un attentat terroriste à Istanbul, dans la rue Istiklal. Les autorités turques ont fait savoir que l’auteur de l’attentat était une femme syro-arabe, nommée Alham Albashir. Elle aurait été entraînée par le PYD, le groupe kurde armé syrien, lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation terroriste qui mène depuis quarante ans une lutte séparatiste en Turquie pour établir unEtat kurde. Il s’agirait donc d’un attentat organisé par PYD. Toutefois, si tel était le cas, il s’agirait du premier attentat perpétré par le PYD sur le territoire turc, et ce dans la plus grande ville du pays.

Lié au PKK, le PYD est une organisation militante soutenue par les États-Unis dans le cadre de la lutte contre l’État islamique (Daech), en Syrie. Cependant, il est intéressant que le PKK, qui n’a jamais hésité à revendiquer les attentats antérieurement organisés, n’a pas cette fois revendiqué celui d’İstiklal. Il a même réfuté l’allégation selon laquelle il aurait développé une coopération avec le PYD concernant cet attentat.

D’autre part, pour quelle raison une arabe commettrait un acte terroriste pour un groupe qui n’a jamais attaqué la Turquie et qui se consacre à la lutte contre Daech ? Alors que cette question restait sans réponse, les responsables turcs ont d’abord désigné les États-Unis comme étant à l’origine de l’attaque. De fait, la plupart des médias ont annoncé que l’attaque avait été réalisée par un terroriste du PYD soutenu par les États-Unis. Le ministre turc de l’Intérieur, Süleyman Soylu, a par conséquent rejeté le message de condoléances émis par l’ambassade des États-Unis.

L’opinion publique turque, effrayé et indigné par l’attaque, espère maintenant une réponse forte contre le terrorisme. La vengeance d’Ankara est susceptible d’avoir lieu en Syrie car le gouvernement a signalé son intention de frapper le PYD. Finalement, à partir du 20 novembre au matin, le long de la ligne frontalière de Kobané à Derik (Qandil, Asos, Hakurk dans le nord de l’Irak et Tel Rifaat, Cizire, Derik dans le nord de la Syrie) L’armée de l’air turque a commencé des frappes aériennes sous le nom de « claw lock air operation ». Par la suite, deux attaques à la roquette ont été lancées depuis les frontières syriennes, d’abord contre la zone de la porte frontalière d’Oncupinar à Kilis, puis contre le quartier de Karakamis de la ville de Gaziantep. Au cours de ces attentats, on compte deux morts et 19 blessés.

Le déclenchement brutal d’une nouvelle opération des forces armées turques en Syrie avait été signalé auparavant. À présent, une nouvelle phase a commencé. En fonction des informations fournies par les journalistes sur place, la Turquie tenterait de réactiver les groupes armés qui se rassemblent contre le régime d’Assad sous le nom d’Armée syrienne libre (ÖSO en turc), avec lesquels elle avait réduit ses relations. Cela indique que les opérations militaires vers le nord de la Syrie vont s’intensifier.

La Turquie, qui traverse la pire crise économique de son histoire, sera à nouveau dans une période électorale d’ici quelques mois. Dans un tel contexte, ce nouvel attentat terroriste a provoqué une crise sécuritaire. L’opposition élève la voix en critiquant le manque de sécurité aux frontières. Cependant, pour le plus grand nombre, même si le gouvernement ne parvient pas à résoudre la crise économique, il est jugé compétent pour surmonter la crise sécuritaire. Cela ouvre donc un nouvel espace politico-électoral pour l’AKP.

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Le retour de la Russie dans l’accord céréalier ukrainien signifie beaucoup pour Erdogan

Alors que Moscou poursuit sa guerre d’agression en Ukraine, elle est tenue d’écouter de plus en plus ses rares « partenaires » et de tenir compte de leurs intérêts dans l’élaboration de ses politiques. Ankara en fait partie. La propagande russe présente le développement de la coopération avec la Turquie comme la preuve que la Russie n’est pas seule sur la scène internationale. Au début de cette année, la Turquie avait plus besoin d’un partenariat avec la Russie que la Russie d’un partenariat avec la Turquie. Dans les cercles diplomatiques, certains disent maintenant qu’Ankara « s’appuie » sur Moscou pour promouvoir ses propres intérêts, utilisant la faiblesse du Kremlin. Les développements récents concernant l’accord céréalier ukrainien en sont la meilleure preuve.

Le 13 octobre, en marge du sixième sommet de la Conférence sur la coopération et les mesures de confiance en Asie, le président turc Recep Tayyip Erdoğan avait proposé à son homologue russe Vladimir Poutine de prolonger ledit accord et donc de maintenir les ports de la mer Noire ouverts à l’exportation des céréales ukrainiennes. Pourtant, la Russie a suspendu sa participation à l’accord, affirmant que l’Ukraine avait mené une attaque de drones contre un navire civil naviguant dans le corridor céréalier, le 29 octobre, et que des navires escortant des cargaisons de céréales avaient été endommagés lors de cette attaque.

Quelques jours après le désengagement de la Russie de l’accord, Erdogan annonçait que les céréales pourraient être exportées sans la collaboration de la Russie. Consciente qu’elle était sur le point de perdre son influence sur le corridor céréalier et que ses relations avec la Turquie risquaient d’en pâtir, Moscou revenait sur l’accord sur les céréales le 2 novembre, exigeant des garanties de sécurité écrites pour les navires militaires et civils qui empruntent le corridor céréalier, en échange du retour à l’accord. En outre, le président russe promettait que « dans tous les cas », il ne bloquerait pas les exportations de céréales de l’Ukraine vers la Turquie. En d’autres termes, même si la Russie se retirait à nouveau de l’accord, les expéditions de céréales ukrainiennes via les ports de la mer Noire demeureraient possibles. Ainsi, conformément à la décision prise entre la Turquie, les Nations unies, la Russie et l’Ukraine, l’accord sur le corridor céréalier de la mer Noire est prolongé de 120 jours à compter du 19 novembre 2022.

Cette décision fait suite à une conversation téléphonique entre Erdogan et Poutine au cours de laquelle le président turc demanda à son homologue russe de réintégrer l’accord. L’inscription dans la durée de l’accord sur les céréales est importante pour Erdoğan. Pour Erdoğan, c’est une question de prestige international et cela touche aussi à ses relations avec les pays du golfe Arabo-Persique et ceux d’Afrique du Nord. Cependant, il faut également tenir compte des répercussions dans l’opinion publique turque. Début novembre, la plupart des médias traitaient de cette question avec une seule phrase d’Erdogan : « J’ai appelé M. Poutine, il a ouvert le couloir des céréales. » L’influence d’Erdogan est supposée renforcer son prestige en Turquie même et sur la scène internationale. Après le désengagement de Moscou de l’accord céréalier ukrainien, il n’a fallu que deux jours au président turc Recep Tayyip Erdogan pour que la Russie revienne dans ce cadre et abandonne l’idée de bloquer les exportations de céréales vers l’Ukraine. La rapidité de ce retournement montre à quel point l’influence d’Ankara sur Moscou s’est accrue au cours des huit derniers mois, faisant pencher l’équilibre des relations largement en faveur de la Turquie. En d’autres termes, le retour de Moscou dans l’accord céréalier ukrainien témoigne du rôle croissant d’Ankara dans la région.

Erdogan et Poutine se sont rencontrés à quatre reprises au cours des quatre derniers mois, promettant à chaque fois de resserrer les liens commerciaux et énergétiques dans un contexte de turbulences économiques exacerbées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La Turquie a refusé de se joindre aux sanctions occidentales contre la Russie et elle est devenue la seule porte d’entrée en Europe pour les entreprises et les particuliers russes. Elle est également devenue un centre de transit pour les expéditions en provenance d’Europe et est désormais l’un des trois principaux partenaires commerciaux de la Russie. La Turquie cherche d’ailleurs à approfondir ses liens commerciaux avec la Russie en négociant des accords supplémentaires en matière de gaz naturel et d’une nouvelle construction de centrale nucléaire à Sinope.

Par ailleurs, à la suite des explosions qui ont endommagé les gazoducs Nord Stream 1 et 2, la Turquie est devenue la seule route entièrement contrôlée par Moscou pour le transport du gaz russe vers l’Europe. Poutine a donc déclaré que la Turquie était la voie la plus fiable pour les livraisons de gaz à l’Union européenne et a proposé d’y établir un « hub gazier », ce à quoi Ankara est très favorable (voir « La proposition russe de faire de la Turquie un « hub » gazier » dans la veille stratégique et géopolitique de la Turquie numéro 16).

Erdogan compte sur l’offre pétrogazière à prix réduit de Poutine, notamment à l’approche des élections prévues en juin 2023, et il espère qu’elle pourra contribuer à résoudre la crise économique turque. En outre, le fait qu’Erdogan se soit tourné vers la Syrie après l’attentat terroriste d’Istanbul le 13 novembre, pointant du doigt le PYD et le PKK, laisse penser que Poutine pourrait influencer la politique intérieure de la Turquie en donnant le feu vert à une nouvelle opération militaire turque en Syrie, peu avant les élections de l’année prochaine.

Désormais, la Russie et la Turquie ont encore plus besoin l’une de l’autre pour leurs intérêts politiques respectifs. Cependant, les relations actuelles entre la Turquie et la Russie sont fondées sur la relation très personnelle entre les dirigeants des deux pays. Si le gouvernement AKP perdait le pouvoir, Poutine ne bénéficierait peut-être pas d’une relation équivalente.

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Le report de la ratification de la candidature suédoise et finlandaise à l’OTAN

La Finlande et la Suède s’attendent à ce que la Turquie achève le processus de ratification d’ici la fin de 2022 au plus tard. Cependant, les attentes turques n’ont pasencore été satisfaites, et les résultats des négociations n’ont pas été soumis au processus d’approbation du parlement. Selon la loi turque, il appartient à la présidence de décider quand les accords internationaux nécessitant une ratification parlementaire doivent être envoyés au parlement. Cela donne au gouvernement le pouvoir de retarder aussi longtemps qu’il le souhaite la ratification d’un traité.

Le Premier ministre suédois Ulf Kristersson a effectué sa première visite officielle à Ankara le 8 novembre. Les discussions sur l’adhésion de la Suède à l’Alliance atlantique n’ont toujours pas donné de résultats clairs. Après plus de six mois de négociations, de visites et de rapprochements, l’approbation de la candidature de la Suède à l’OTAN est reportée, une nouvelle réunion conjointe devant se tenir à Stockholm à la fin du mois de novembre. Les autorités turques ont souligné que la Suède avait encore des mesures à prendre dans la lutte contre le terrorisme.

La Suède, qui a restreint les exportations d’armes et d’équipements militaires vers la Turquie, est présentée par Ankara comme un soutien des organisations terroristes kurdes. Tout d’abord, Stockholm devrait cesser de défendre les militants kurdes cherchant refuge sur son territoire. Du point de vue de la Turquie, ils sont liés au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), au PYD (Parti de l’Union démocratique kurde) et à sa branche armée YPG (les Unités de protection du peuple). Le gouvernement turc ajoute à cette liste les membres en exil du mouvement de Fethullah Gülen (FETO), accusé de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

Après les pourparlers du 8 novembre, le chef du gouvernement suédois a promis de répondre aux demandes et aux préoccupations soulevées par Ankara. « Nous sommes conscients de la responsabilité que l’adhésion à l’OTAN nous impose », a déclaré M. Kristersson aux journalistes. Il a assuré que son pays « respectera toutes ses obligations envers la Turquie dans la lutte contre la menace terroriste ».

L’amendement constitutionnel, l’une des conditions posées par la Turquie à l’adhésion de la Suède à l’OTAN, a été adopté par le parlement suédois le 16 novembre. Il restreint la liberté d’association en Suède pour les personnes impliquées dans le terrorisme ou le soutenant. Selon les experts, cet amendement constitutionnel permet de poursuivre plus facilement les membres du PKK. Toutefois, la Turquie pose d’autres conditions à l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Parmi ces conditions figure l’extradition d’un certain nombre de personnes. La concrétisation de cette exigence ne serait pas aisée. Néanmoins, la Suède continue à prendre des mesures. Précédemment, elle a annulé une décision visant à interdire les exportations d’armes vers Ankara, remplissant ainsi une autre condition préalable.

Des obstacles demeurent. D’une part, la Suède déclare qu’elle ne pourra répondre aux attentes de la Turquie que dans le cadre de ses propres traditions juridiques et politiques. D’autre part, le gouvernement turc a peu confiance dans l’engagement des autorités suédoises. Néanmoins, il est clair qu’Erdogan cherche à donner l’impression qu’il a mis la Suède à genoux en cette année électorale en Turquie.

Quant à la Finlande, bien qu’elle ait déclaré que son adhésion à l’alliance était un projet commun avec la Suède et qu’elle ne souhaitait donc pas que les processus soient séparés, Ankara a l’intention d’examiner séparément les demandes d’adhésion des deux pays et d’approuver l’adhésion finlandaise, jugée moins problématique. La ratification pourrait intervenir d’ici la fin de l’année.

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Part 2. Bref regard sur des analyses turques

Cette section propose de courts résumés d’une sélection de publications de think tanks et de médias intéressantes, accessibles uniquement en turc. Elle ne représente que les opinions de ses propres auteurs.

Second acte en Méditerranée orientale : changement dans la politique libyenne de la Turquie

L’accord sur les hydrocarbures signé par la Turquie et la Libye le 3 octobre 2022 a provoqué de nouvelles vagues en Méditerranée, qui semblait s’être calmées depuis un moment. Après les États-Unis, la France, la Grèce et l’Union européenne, l’Égypte a été ajoutée à la liste de ceux qui ont exprimé leur mécontentement à l’égard de cet accord. L’Égypte annoncé qu’elle suspendait le processus de normalisation avec la Turquie en raison de cet accord.

L’accord sur les hydrocarbures vise la coopération des entreprises des deux pays dans les eaux libyennes pour l’exploration et le forage. À cet égard, on peut prévoir que l’accord sur la détermination des limites de juridiction maritime signé entre Ankara et Tripoli en novembre 2019, qui a suscité beaucoup de réactions à l’époque, sera mis en pratique. En outre, cet accord couvre également les activités d’explora- tion et de forage dans toutes les régions pétrolières situées à l’intérieur des frontières de la Libye. La Turquie souhaite reprendre ses activités d’exploration et de forage en Libye dans un environnement relativement stable. La Libye (l’est), quant à elle, vise à ouvrir de nouveaux bassins de gaz et de pétrole à la production et à augmenter ses exportations au-delà de 3 millions de barils/jour. On estime que ce nouveau bassin gazier est plus grand que l’énorme bassin égyp- tien de Zohr. Cela permet à la Libye de discuter de nouveaux projets visant à fournir du gaz supplémen- taire à l’Europe, qui tente de se sevrer du gaz russe.

Peu après la signature de l’accord sur les hydrocar- bures, le Premier ministre libyen Abdelhamid Dibeybe s’est rendu en Turquie pour le salon SAHA EXPO 2022 (salon de la défense et de l’aviation à Istanbul, du 25 au 28 octobre 2022). Au cours de cette visite, il a rencontré le ministre de la Défense nationale, Hulusi Akar. À l’issue de la réunion, deux protocoles ont été signés entre la Turquie et la Libye : un protocole de formation des pilotes couvrant la formation des pilotes libyens par les forces armées turques et un protocole additionnel pour le développement des relations militaires existantes. Selon la déclaration du ministère, l’objectif des protocoles additionnels signés est d’accroître l’efficacité de l’armée de l’air libyenne, de former des pilotes libyens et d’augmenter la coopération militaire en cours entre les deux pays.

Pourtant, la Libye et la Turquie disposent d’avions de combat et d’équipements très différents pour leurs forces aériennes. Alors que la Turquie possède des avions de combat de fabrication américaine, l’armée de l’air libyenne dispose d’avions de combat de fabrication soviétique et française. Par conséquent, l’armée de l’air turque ne pourrait offrir aucune contribution pour ces avions de combat qui ne font pas partie de son inventaire. Néanmoins, de nouveaux accords de vente pourraient se profiler à l’horizon pour la modernisation des équipements aéronau- tiques libyens. Outre les drones, la Libye pourrait également envisager d’ajouter à son inventaire un ou plusieurs hélicoptères d’attaque turcs T129 ATAK, l’hélicoptère polyvalent Gökbey, l’avion d’entraîne- ment Hürkuş ou l’avion d’attaque léger HÜRJET développés par Turkish Aerospace Industries (TAI).

Cela signale un changement dans la politique turque à l’égard de la Libye. Au début de l’année, la Turquie a entamé un dialogue avec l’est de la Libye, avec lequel elle n’avait aucune relation auparavant. Ainsi, les voies de transport entre l’est de la Libye et la Turquie ont été rouvertes. La réactivation du Consulat général de Turquie à Benghazi est également évoquée. La pour- suite des projets inachevés des entreprises turques qui ont réalisé des travaux dans l’est et leur participa- tion à de nouveaux projets sont également discutées.

Le changement de politique de la Turquie dans l’est de la Libye s’explique par le vent de normalisation qui souffle dans les relations avec les Emirats arabes unis (EAU) et l’Egypte, puissances avec lesquelles elle s’était heurtée en Libye. Toutefois, si la normalisation des relations avec les EAU, avec lesquels la Turquie s’est confrontée en Libye, s’est déroulée rapidement, le processus de dialogue avec l’Égypte, voisine de la Libye, a progressé très lentement.

Il est également possible que les canaux diplomati- ques ouverts l’année dernière soient à nouveau fermés et que l’on en revienne au point zéro. En effet, le président de la Chambre des représentants libyenne M. Akile Salih a envoyé une lettre au secré- taire général des Nations unies M. Antonio Guterres affirmant que l’accord sur les hydrocarbures signé avec la Turquie n’est pas valide. Il y déclare que le mandat du gouvernement Dibeybe a expiré et qu’il perturbe la sécurité et la stabilité de toute la Méditerr- anée orientale et de l’Égypte, la Grèce et Chypre.

D’autre part, les acteurs de l’Est libyen ne tiennent pas à améliorer leurs relations avec la Turquie au détri- ment de l’Égypte, de la Grèce et de Chypre. L’Égypte est un pilier pour les équilibres internes du pays. Les bonnes relations avec la Grèce et Chypre offrent également des avantages importants. Nous pouvons donc dire que les relations tendues de la Turquie avec ces pays continuent de limiter les ouvertures diplomatiques vers l’est de la Libye.

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Un nouveau printemps délicat avec l’Egypte

Les efforts déployés par la Turquie pour normaliser les relations régionales dans le cadre des différends énergétiques et maritimes en Méditerranée orientale afin de retourner l’équation en sa faveur semblent avoir rencontré des difficultés. Sapant le processus de dialogue avec l’Égypte, Ankara a signé de nouveaux accords sur les hydrocarbures et la coopération militaire en Libye. Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukry, a annoncé le gel de deux cycles de dialogue avec la Turquie. Le ministre égyptien a attribué cette décision aux pratiques inchangées de la Turquie en Libye. Toutefois, un contact au niveau ministériel était attendu après deux réunions consultatives entre les vice-ministres des Affaires étrangères.

Pendant les jours où les contacts ont été gelés, Ankara a donné l’impression de tenir compte des sensibilités de M. Sisi avec certaines mesures prises contre les Frères musulmans. Telles que la fermeture de comptes et de chaînes liés aux Frères musulmans et la détention de hauts responsables liés à l’organisation. Cependant, la Turquie n’est toujours pas en mesure de convaincre le Caire.

Le 3 octobre 2022, la signature d’un accord avec le gouvernement de M. Abdelhamid Dibeybe pour coopérer dans les domaines du pétrole et du gaz a créé une percée. Deux accords de coopération militaire ont été signés lors de la visite de M. Dibeybe à Istanbul le 25 octobre. Alors que la Turquie consolide ainsi la place et le rôle de Dibeybe, constatant que le mandat du gouvernement d’union nationale expire en 2021 l’Égypte soutient M. Bashagha, le chef du gouvernement alternatif nommé par la Chambre des représentants. Cela montre que les Frères musulmans ne sont pas en soi un facteur déterminant de la position du Caire. En effet, les principales figures des Frères musulmans en Libye sont favorables à Bashagha contre Dibeybe. En revanche, jusqu’à hier, les Frères musulmans jouaient un rôle important dans le jeu de la Turquie. En rebattant ses cartes pour protéger ses intérêts, Ankara s’est rendu compte que la ligne des Frères musulmans ne garantissait pas l’avenir.

Ankara, quant à elle, agit sur la base de l’évaluation selon laquelle le partenariat entre l’Égypte et les Émirats arabes unis s’est effiloché en Libye et que, sans soutien financier, le Caire ne peut plus parler de lignes rouges autant qu’avant. En outre, Ankara se soucie moins du Caire maintenant qu’il a rompu son isolement diplomatique dans les conditions créées par la guerre ukrainienne. En Libye, la Turquie joue le jeu de la Russie d’une part et agit comme si elle était satisfaite du soutien « tacite » de ses partenaires tels que les États-Unis et le Royaume-Uni d’autre part.

Néanmoins, on constate un manque de discernement à l’égard de l’Égypte. L’Égypte continue de considérer la présence militaire de la Turquie en Libye comme une menace sérieuse, car elle cherche à étendre son cercle d’influence en Afrique du Nord. Selon certaines sources arabes, Sisi a conditionné sa participation au sommet de la Ligue arabe à Alger les 1 et 2 novembre à une position arabe commune contre l’Éthiopie au sujet du barrage Renaissance, ainsi qu’à la condamnation de la Turquie dans la déclaration. La déclaration ne mentionne pas explicitement la Turquie, mais souligne le rejet de l’« intervention étrangère » dans les pays arabes, ce qui est largement interprété comme un message à la Turquie et à l’Iran. L’Égypte maintient également sa solidarité avec la Grèce contre l’accord de juridiction maritime de la Turquie avec la Libye.

Les discussions entre Ankara et Washington au sommet du G20 ayant lieu les 15 et 16 novembre à Bali

omme l’admettent ses États membres, le G20 n’est pas un forum destiné à résoudre les questions de sécurité. Mais à une époque de troubles internationaux avec la guerre en Ukraine, la concurrence stratégique entre les grandes puissances, la pandémie de Covid-19, le ralentissement économique mondial, les défis de la sécurité constituent un cadre favorable à l’échange de vues en face à face entre les principales puissances et économies du monde. Il est compréhensible que la réunion de Bali se soit déroulée dans l’ombre de la guerre en Ukraine.

Le point culminant du sommet du G20 a été la rencontre des présidents Biden et Xi, qui, malgré des positions diamétralement opposées sur Taïwan, a été généralement perçue de manière positive. Dans les remarques faites à la presse après la rencontre, le président Biden a déclaré que la politique d’une seule Chine de Washington n’avait pas changé, que les États-Unis s’opposaient à un changement unilatéral du statu quo par l’une ou l’autre des parties et qu’ils restaient engagés à maintenir la paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan.

Il est intéressant de noter que ni la lecture américaine ni le président Biden dans ses remarques à la presse n’ont mentionné l’« ordre international fondé sur des règles » que la Chine et la Russie ont toujours fermement rejeté. Cette expression, un thème récurrent dans les déclarations de politique générale de l’administration Biden et les communiqués du G7, n’a pas été retenue dans la déclaration des dirigeants, ce qui reflète davantage la façon dont Pékin et Moscou envisagent l’ordre mondial.

Cette expression comporte d’emblée des contradictions inhérentes puisque les pays occidentaux avaient eux-mêmes violé ces mêmes règles dans un passé récent. Il semble qu’en retour, les pays occidentaux aient obtenu ce qu’ils voulaient concernant le respect du droit humanitaire, la protection des civils et des infrastructures dans les conflits armés, et l’inadmissibilité de l’utilisation ou de la menace d’utilisation d’armes nucléaires, tous deux liés à la guerre en Ukraine.

En ce qui concerne la Turquie, la déclaration des dirigeants de Bali a salué l’initiative sur les céréales de la mer Noire (l’accord céréalier ukrainien) négociée par la Turquie et les Nations unies. Le président Erdogan et l’ONU avaient déjà annoncé que l’accord serait prolongé de 120 jours.

Le 15 novembre, à la suite des attaques de missiles russes contre des villes et des infrastructures civiles ukrainiennes, les dirigeants du Canada, de la Commission européenne, du Conseil européen, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Japon, des Pays- Bas, de l’Espagne, du Royaume-Uni et des États-Unis se sont réunis à Bali et ont publié une déclaration condamnant ces attaques. Le titre de la déclaration était le suivant : « Déclaration conjointe des dirigeants de l’OTAN et du G7 en marge du sommet du G20 à Bali ». L’absence de la Turquie, membre de l’OTAN, à cette réunion soulève des questions. Le fait qu’Erdoğan n’ait pas été invité à cette réunion extraordinaire sur l’Ukraine montre que la Turquie n’est pas considérée comme un pays de premier plan au sein des alliances occidentales.

Pendant le sommet de Bali, le président Erdogan a rencontré d’autres dirigeants dans un cadre bilatéral, dont le président Biden. Les comptes rendus d’Ankara et de Washington de la réunion suggèrent que M. Biden a promis à M. Erdogan le soutien de son administration au programme de modernisation des F-16 de la Turquie et demandé à Ankara d’approuver l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN. Un jour après leur rencontre, le sénateur américain Robert Menendez, président de la commission des affaires étrangères du Sénat, a réitéré sa promesse de s’opposer à la vente de jets F-16 à la Turquie. En bref, aucun progrès dans les relations entre la Turquie et les États-Unis.

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Selmin Seda Coskun est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence de relations internationales et d’un master en économie internationale, elle est docteur en sciences politiques (Université d’Istanbul, 2019). Auteur de Vekalet Savaşları ve Çözümü Zor Sorunlardaki Yeri : Lübnan İç Savaşı Örneği [La guerre par procuration dans les conflits internationaux. L’exemple de la guerre civile libanaise] (Ankara, Nobel Bilimsel Eserler, 2021), elle est chroniqueur international pour le site Dokuz8News. Désormais installée à Paris. elle poursuit des études spécialisées sur la géopolitique du cyberespace à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et enseigne les sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris. Elle a rejoint l’Institut Thomas More en novembre 2021.

Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est titulaire d’une licence d’histoiregéographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est l’auteur de Géopolitique de l’Europe (Paris, PUF, 2020) et de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (Paris, PUF, 2020). Ses domaines de recherche incluent la « grande Méditerranée » et couvrent avec la Turquie, les enjeux touraniens et les dynamiques géopolitiques en Eurasie.

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