N°2 Veille politique et électorale de la Turquie – Selmin Seda Coskun & Jean-Sylvestre Mongrenier/Institut Thomas More

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La Veille politique et électorale de la Turquie de l’Institut Thomas More est un outil mensuel de suivi et d’analyse de l’actualité politique turque dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023. Elle est rédigée en anglais et en français et est composée de trois parties : prévisions électorales ; agenda politique (comprenant des questions politiques intérieures, économiques et socio-politiques) ; analyse. La Veille N°2 couvre la période allant du 1er au 30 octobre 2022.

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Part 1. Derniers sondages et prévisions électorales

Cette section présente des prévisions électorales régulièrement réalisées par différents instituts de sondage turcs pendant la période couverte par la veille.

Sondage réalisé par ORC Research Company, du 7 au 10 octobre 2022

Selon le rapport de l’enquête sur les tendances politiques de l’ORC, enquête conduite du 7 au 10 octobre 2022, s’il y avait une élection parlementaire dimanche prochain, les résultats seraient les suivants : AKP([1]), 30,2% ; CHP*, 24,5% ; Parti IYI*, 18,5% ; HDP*, 7,3% ; MHP*6,3% ; Parti Gelecek*, 3,5% ; Parti Deva*, 2,4% ; autres, 2,1%.

En examinant le total des votes des partis sur la base de l’alliance, nous observons que l’Alliance républicaine* atteint 36,5%, alors que l’Alliance nationale* atteint 43,2%.

Selon les sondages, la progression de l’Alliance nationale s’est arrêtée, la raison de ce déclin provenant du parti IYI. Les intentions de vote en sa faveur sont à 18,7%, contre 19,4% le mois précédent.

Nous constatons que le centre-droit (Parti IYI, Deva) s’est politiquement reconstitué dans la région égéenne centrale où la crise économique est très forte. Par rapport aux élections de 2018, l’Alliance républicaine (AKP et MHP) subit une baisse de 15 points dans les intentions de vote.

Dans les métropoles comme Muğla et Antalya, où le CHP a conquis des mairies depuis 2018, des changements électoraux pourraient être observés.  Dans les sondages, le bloc AKP-MHP a perdu plus de 13 %. Ces déplacements de voix semblent se concentrer au bénéfice du parti IYI.Alors que les partis au pouvoir perdent des points de sondage, le parti le plus important à Konya semble être le parti Gelecek. Les intentions de vote du parti Gelecek à Konya ont augmenté jusqu’à 14%, probablement en raison de l’influence de Davutoglu.

« Sondage sur la Turquie » menée par Metropoll, 15-18 octobre 2022

Selon le sondage sur les élections en Turquie réalisé par le Centre de recherche Metropoll, du 15 au 18 octobre 2022, s’il y avait une élection parlementaire dimanche prochain, les résultats seraient : AKP, 31,9% ; CHP, 20,4% ; Parti IYI, 10,9% ; HDP, 10,5% ; DEVA, 1,2% ; SP*, 1,1% ; Parti Zafer, 0,6% ; autres, 2,5% ; indécis, sans réponse, votes protestataires, 12,1%.

Niveau d’approbation du président Recep Tayyip Erdogan : Erdogan fait-il bien son travail de président ? oui, 47,6% ; non, 47,8%.Les résultats de l’enquête indiquent une sérieuse perte de voix pour l’opposition, selon le sondage en question. Dans le sondage d’août de la même société, les intentions de vote de la Table des Six* étaient en avance sur ceux de l’Alliance républicaine. En deux mois, l’AKP a augmenté son taux de 4 points et le MHP de plus de 2,5 points, tandis que le HDP et le Parti IYI ont diminué d’un point. Le parti DEVA et le parti Zafer ont également perdu 1,5 point.

Enquête sur l’agenda politique, menée par Turkey Report, octobre 2022

Selon le « Turkey Report » d’octobre 2022, s’il y avait des élections parlementaires dimanche prochain, les résultats seraient les suivants : l’Alliance républicaine 30,8%; l’Alliance nationale 30%; le HDP 9,1%; les indécis 13,3%.

Opinions sur les perspectives économiques : Bien pire/mauvais 53%; bien meilleur/meilleur 25%; pas de changement 22%.Le Turkey Report indique que l’écart de vote entre l’Alliance républicaine et l’Alliance nationale s’est réduit. Selon ce rapport, les effets négatifs générés par la crise économique motivent principalement les électeurs. Les notes attribuées 10 aux dirigeants et chefs politiques sont les suivant : le président Erdogan 5,1 ; le chef du parti IYI Meral Aksener 3,8 ; le chef du MHP Devlet Bahceli 3,7% ; le chef du CHP Kemal Kılıcdaroglu 3,6.

Part 2. Agenda politique

Cette section propose de courtes analyses sur l’actualité politique, économique et sociale en Turquie dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023.

Nouvelle loi sur la presse : une loi sur la désinformation ou sur la censure ?

La nouvelle loi sur la presse, qualifiée par l’opposition de « loi de censure » et par le gouvernement de « loi sur la désinformation », a été approuvée par le Parlement le 13 octobre 2022, avec les voix de l’AKP et du MHP. En dépit de toutes les protestations, elle est entrée en vigueur le 18 octobre suivant. Cette loi a pour objet de réduire au silence la presse ainsi que les médias sociaux (les médias Internet ont été inclus dans la loi). Dès l’entrée en vigueur de la loi, outre l’infraction de « diffusion d’informations trompeuses au public », des restrictions ont été imposées aux émissions sur Internet. Désormais, toute affirmation contredisant la déclaration officielle sera passible d’une peine d’emprisonnement de un à trois ans. Tout ce qui est dit par les autorités sera reconnu comme « la vérité ». Selon les opposants, la loi étranglera davantage la liberté d’expression, qui dans les faits est depuis longtemps remise en cause. Selon certaines analyses, en adoptant cette loi, l’alliance AKP-MHP a créé son propre « ministère de la vérité ».

Cette loi contre la désinformation est présentée par les autorités comme conçue pour se mettre en conformité avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne, qui est également un sujet de controverse en Europe. Pourtant, la « régulation » de la désinformation sur les médias sociaux se traduit par la « criminalisation » des médias sociaux turcs. En effet, la loi prévoit également de nouvelles dispositions pour les plateformes de médias sociaux et les applications de messagerie. Il permet au gouvernement d’accroître considérablement son contrôle sur les médias Internet, les médias sociaux et le flux d’informations en général.

L’aspect le plus controversé de la loi est qu’elle soumet les activités journalistiques à des poursuites pénales et définit également les activités liées aux médias sociaux comme espaces de « diffusion d’informations trompeuses », faisant de chaque utilisateur de médias sociaux et des plateformes elles-mêmes des criminels potentiels. Celle-ci est définie comme suit par l’article 29 de la loi (40 articles au total) : « Toute personne qui diffuse publiquement de fausses informations concernant la sécurité intérieure et extérieure, l’ordre public et la santé publique du pays de manière à troubler la tranquillité publique dans le seul but de créer l’anxiété, la peur ou la panique au sein de la population est condamnée à une peine d’emprisonnement de un à trois ans ».

Le blocage de l’accès aux sites web et aux contenus constitue un autre problème. Dans le cadre de la nouvelle loi, les plateformes et les entreprises de médias sociaux seront soumises à un suivi administratif plus rigoureux pour pouvoir opérer en Turquie. Cela pourrait amener des plateformes telles que Twitter et Youtube à « réévaluer » leur décision de poursuivre leurs activités dans le pays. Les fournisseurs d’accès à Internet ou les plateformes sociales seront sanctionnés s’ils refusent de fournir les noms de leurs utilisateurs à la justice. De même, les applications de messagerie telles que Whatsapp et Signal seront obligées de communiquer des informations telles que « le nombre d’utilisateurs actifs, particuliers et entreprises, le nombre et la durée des appels vocaux, le nombre et la durée des appels vidéo » en Turquie.

A quelques mois de l’élection présidentielle, l’enjeu est de contrôler les flux d’informations. L’objectif poursuivi par cette mesure est de décourager les médias de faire des reportages et des commentaires qui ne seraient pas favorables au gouvernement, au moins jusqu’aux élections de 2023. Il sera également possible pour le pouvoir d’ intervenir dans les médias sociaux, les médias en ligne et même les moteurs de recherche, si un contenu indésirable commence à circuler. Selon la plupart des observateurs, le véritable tournant a été les manifestations de Gezi et leurs conséquences, en 2013. Ces événements ont ébranlé les relations entre le gouvernement et les médias. De nombreuses personnes ont alors remarqué l’influence croissante des autorités politiques sur la diffusion de l’information dans les grands journaux et les journaux télévisés. Depuis, les déclarations d’Erdogan selon lesquelles les médias sociaux sont dangereux et doivent être éradiqués ont été fréquentes.

La Direction générale de la sécurité a demandé qu’un procès soit intenté contre le leader du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, pour sa « déclaration sur la méthamphétamine », sous l’accusation de « diffusion publique d’informations  », comme le stipule la loi anti-désinformation. Ainsi, il s’est avéré que cet article de loi serait appliqué purement comme une restriction à la liberté d’expression des politiques ainsi que des citoyens.

En ce qui concerne la réaction de l’opposition, le parti IYI et le HDP ont accusé le gouvernement de prendre le contrôle de tous les réseaux sociaux. Plusieurs groupes de manifestants se sont rassemblés devant le Parlement pendant le vote et les syndicats de journalistes, les syndicats d’écrivains, et l’Union des éditeurs turcs ont également dénoncé cette loi de censure. Le CHP a annoncé qu’il allait porter la loi devant la Cour constitutionnelle. Même si celle-ci était annulée, il est peu probable qu’elle soit abrogée avant les élections.
Les objectifs de l’AKP dans le débat sur la révision constitutionnelle

A la suite de la proposition du chef du CHP Kemal Kılıcdaroglu de garantir le droit de porter le voile dans les institutions publiques, les débats sur le voile ont repris en Turquie. Erdoğan a d’abord proposé un amendement constitutionnel à la proposition de Kılıçdaroğlu, puis a demandé que l’amendement soit soumis à un référendum. La décision d’Erdoğan de changer la Constitution en ce qui concerne le « voile » est interprétée comme une tactique visant à défier l’opposition et à « aller aux élections sans faire des problèmes économiques le principal point de l’ordre du jour ».

La raison pour laquelle la question du voile est à l’ordre du jour est le fait que le CHP considère toujours cette question comme sa propre souffrance. Cela est dû au fait que le CHP et le thème de la « république laïque » ont été criminalisés par certains segments de la société en raison des politiques qu’il a menées il y a des années.  Ainsi, le motif de la démission de Mahir Ünal, le vice-chef de groupe de l’AKP, le 31 octobre dernier, repose sur cette perception du CHP. Mahir Ünal avait visé la République avec les mots « La République a détruit notre lexique, notre alphabet, notre langue, bref, tous nos ensembles de pensée ». Les réactions aux paroles d’Ünal ont été combinées avec l’argument selon lequel la République n’avait pas nui à la culture turque, à la langue turque et aux modes de pensée, mais que le consensus social ne pouvait être atteint à la suite de mauvaises politiques, en pointant du doigt le CHP, parti fondateur de la République. En d’autres termes, l’accusation était à nouveau dirigée contre le CHP.

Face à cette étiquette accolée par divers segments de la société, le CHP élabore depuis un certain temps ses politiques en partant du principe que la société turque a une identité conservatrice. Le CHP estime qu’il ne pourra pas recueillir les votes des différents segments de la société s’il ne conçoit pas une politique répondant à leurs besoins.  Cependant, le fait que le CHP poursuive des politiques conservatrices sert également l’AKP. Alors que les politiques du CHP sont éloignées de susciter l’enthousiasme, même parmi ses propres électeurs, il devient encore plus difficile d’être soutenu par les électeurs qui sont supposés faire des préférences conformes à leur identité conservatrice.

Sur ce point, l’AKP a déjà transformé l’évolution du CHP sur la question du voile en un défi. En fait, le discours d’amendement constitutionnel de l’AKP est fondé sur la révision de deux articles existants. Premièrement, il est envisagé d’ajouter une phrase à l’article 24 : « La tête et le cou découverts ou couverts des femmes ne devrait pas considérés comme une discrimination dans la service public ainsi que dans le domaine de la formation ». Cela ne constitue pas une proposition différente de ce que M. Kılıcdaroglu a dit. Il ne serait pas très compliqué d’obtenir la majorité nécessaire au Parlement pour modifier cet article.Cependant, cette question constitutionnelle soulevée par le parti au pouvoir ne porte pas sur le seul foulard. Elle envisage l’exclusion des personnes homosexuelles au niveau constitutionnel sous couvert de « renforcer la famille ». Conformément à ce qui précède, dans la définition de « la famille est le fondement de la société turque et repose sur l’égalité entre les époux » à l’article 41, la définition de « La famille se compose d’hommes et de femmes » est souhaitée, car l’expression « entre époux » est devenue « ambiguë ». Ainsi, l’inclusion des homosexuels dans ce débat, en plus de la question du voile, est un piège brillant tendu au CHP et aux autres partis d’opposition.

Compte tenu du nombre actuel de sièges parlementaires, un référendum sur l’amendement constitutionnel ne semble pas possible. De plus, Erdogan a besoin de 26 voix supplémentaires pour un référendum. Il a déjà commencé à frapper aux portes des partis parlementaires à cet effet. L’opposition au Parlement s’est montrée prudente face à cet appel au référendum et a même eu tendance à le refuser. Le chef du CHP a déclaré qu’ils ne soutiendraient pas une décision référendaire pour un tel arrangement constitutionnel. Le parti IYI a précisé que l’élection, plutôt que le référendum, devrait être à l’ordre du jour, tandis que le HDP a déclaré que la polarisation de la société avec un référendum devrait être évitée au cours de la période électorale.

Pour évaluer le fonctionnement du CHP, il est peu utile de considérer la démarche de M. Kılıcdaroglu comme une stratégie efficace, alors que rien ne presse sur cette question. Le CHP aurait pu inclure la question du voile comme un élément d’un paquet qui augmenterait les libertés de manière plus générale. Cependant, nous sommes parvenus à un point où l’AKP a renforcé sa main et a acculé le CHP. Dans la période à venir, le CHP pourrait à nouveau être accusé d’être contre le voile. De surcroît, il risquerait de se brouiller avec l’aile conservatrice sur les questions sociétales.

Pour faire une évaluation plus globale, il est possible d’affirmer que les objectifs conservateurs du parti au pouvoir commencent à remplacer la légitimité constitutionnelle en Turquie. Alors qu’Erdogan a eu l’occasion de faire campagne pour combiner la question du foulard avec celle des homosexuels, il poussera la possibilité d’un référendum aussi loin qu’il le pourra, surtout lorsque cette opportunité lui est donnée par le CHP. Pour Erdogan, par conséquent, soumettre la question à un référendum en année électorale est sans doute plus important que le contenu de l’amendement.
Que faire si les sanctions contre la Russie conduisent la Turquie à des choix coûteux ?

Les pays de l’Union européenne (UE) ont adopté de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie, notamment des interdictions commerciales et un plafonnement des prix des ventes de pétrole russe, au motif que la Russie a illégalement annexé les régions ukrainiennes de Donetsk, Louhansk, Zaporizhia et Kherson et a intensifié la guerre. Ce train de sanctions est le huitième depuis l’« opération spéciale » lancée en février 2022. L’UE a mis en garde les entreprises turques, qui coopèrent de plus en plus avec les entreprises russes depuis le début de la guerre, contre le risque d’être visées par ces sanctions. Il se dit que les nouvelles sanctions de l’UE obligeront les entreprises turques faisant des affaires avec la Russie à choisir: « soit la Russie, soit l’UE ». Les sanctions russes pourraient confronter le monde économique et commercial turc mais aussi Erdoğan à des choix difficiles, et ce avant les élections de 2023.

Les sanctions de l’UE visent à affaiblir le potentiel de puissance de la Russie. Elles ne concernent pas spécifiquement la Turquie. Néanmoins, les relations étroites de la Turquie avec la Russie, notamment son rôle clé dans l’accord sur les céréales et dans les négociations sur l’échange de prisonniers, ainsi que le transfert d’argent liés au chantier de la centrale nucléaire d’Akkuyu, ont apparemment conduit l’UE à placer la Turquie sous haute surveillance. En ce sens, afin de minimiser le risque de contournement des sanctions par la Turquie au sein de l’Union douanière, il a été décidé que des sanctions pourraient également être imposées si les marchandises visées par l’interdiction sont tentées d’être introduites de Russie en Europe via un pays tiers en dissimulant leur origine. Le rapport 2022 sur la Turquie récemment publié par la Commission européenne a également averti que l’incapacité de la Turquie à mettre en œuvre les sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie pourrait également créer des problèmes dans l’union douanière. Bruxelles pourrait imposer des restrictions sur certains produits dans ses échanges avec la Turquie.

Il convient ici de souligner deux points en particulier. En premier lieu, la Turquie a annoncé qu’elle ne ferait pas partie des décisions de sanctions prises par les États-Unis, l’UE et d’autres partenaires occidentaux à la suite de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, le 24 février 2022, mais qu’elle respecterait ces décisions. Ainsi, le vide créé par la cessation des activités des entreprises européennes et d’autres entreprises internationales qui se sont conformées aux sanctions a été comblé par des entreprises turques qui ont commencé à collaborer intensivement avec des entreprises russes. Dans ce processus, de nombreuses entreprises russes établies en Turquie ont commencé à utiliser cette dernière comme base pour leurs activités d’importation et d’exportation. Cette situation devrait à son tour entraîner des tensions entre l’UE et la Turquie en raison du risque que les sanctions de l’UE contre la Russie soient affaiblies par la Turquie.
Au vrai, le président Erdogan a signé un protocole d’accord avec le président russe Vladimir Poutine à Sotchi le 6 août, visant à approfondir la coopération commerciale et économique entre les deux pays. Le fait que le contenu du mémorandum n’ait pas été rendu public est l’un des plus grands points d’interrogation pour l’UE aujourd’hui. C’est pourquoi la commissaire européenne Mme Mairead McGuinness a rencontré des responsables à Ankara le 6 octobre. Elle aurait appelé à lutter contre les efforts visant à contourner les sanctions imposées à la Russie. Le président français Emmanuel Macron, qui a rencontré le président Recep Tayyip Erdoğan en marge du sommet de la Communauté politique européenne à Prague le même jour, aurait aussi fait part de ses préoccupations au président Erdoğan.

Selon certains experts, les sanctions européennes pourraient avoir un impact profond sur la Turquie en raison de ses relations commerciales et économiques avec l’UE et la Russie. Les évaluations réalisées à Bruxelles prévoient que la permissivité de la Turquie à l’égard de la Russie entraînera de nouvelles pertes pour son économie et que l’inflation ne baissera pas à court terme. L’avenir nous dira comment la centrale nucléaire construite par la société russe Rosatom à Akkuyu (Mersin) sera affectée par les nouvelles sanctions de l’UE.

Part 3. Analyse

Cette section propose l’analyse approfondie d’un thème d’actualité particulièrement important dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023.

Les manœuvres paradoxales du CHP, principal parti d’opposition

Le 2 octobre, la Table des Six – qui comprend le CHP, le Parti IYI, le Parti de la félicité, le Parti démocratique, le Parti DEVA et le Parti du futur-, a tenu sa dernière réunion afin de se concentrer sur la formation d’un bloc politique solide, avec un programme, une équipe et un candidat. En particulier dans le domaine de l’économie, les espoirs sont grands pour la Table des Six. D’après de récents sondages (voir le 1er chapitre), toutefois, le parti au pouvoir (AKP) semble être de nouveau en hausse. Il semble que le gouvernement ait repris confiance en lui et que cela se reflète dans les sondages, tandis que l’opposition dépense encore trop d’énergie dans des débats internes. Les deux questions les plus débattues dans ce cadre ces jours-ci découlent des critiques formulées à l’encontre du CHP. La déclaration du CHP sur la question de la protection juridique des voiles des femmes ainsi que la visite de trois jours de Kemal Kılıçdaroğlu aux États-Unis, qu’il a organisée en fonction de sa stratégie politique, sans prendre en compte ses alliés de la Table des Six, constituent les points centraux de ces critiques. Par ailleurs, selon certaines analyses, si la question principale de la Turquie est l’économie, celle-ci comporte le risque de détourner les électeurs d’autres enjeux, beaucoup plus pressants, et de donner à l’AKP l’occasion de manœuvrer sur le terrain de la politique identitaire, terrain qu’il connaît bien.

La déclaration du chef du CHP, selon laquelle les droits des femmes portant un voile devraient être légalement protégés, et le projet de loi subséquent soumis par le groupe parlementaire du CHP à la Grande Assemblée nationale turque, ont suscité d’intenses débats. L’article premier de la proposition est libellé comme suit: « Les femmes qui sont employées dans les institutions et organisations publiques et qui exercent une profession affiliée aux organisations professionnelles et aux organisations suprêmes des institutions publiques ne sauraient être soumises à aucune contrainte en violation de leurs droits et libertés fondamentaux, telle que le fait de porter ou non des vêtements autres que les robes, blouses, uniformes, etc. dont le port est exigé dans le cadre de leur profession. » Selon certains milieux de l’opposition, cette initiative est un pas vers « l’AKPisation » du CHP et un renoncement au principe de laïcité.

Ce point de vue est défendu à la fois par des partisans du CHP qui adhèrent à un laïcisme obligatoire, et par les partisans de l’AKP. Par contre, la question du voile a été résolue depuis longtemps. Aucun danger sérieux ne justifie de restreindre à nouveau cette liberté. Il est aisé de constater que la conception d’une laïcité obligatoire  a évolué vers une laïcité libérale. À vrai dire, la question du foulard est désormais considérée comme une question de droits de l’homme et de liberté vestimentaire. Cependant, c’est le ventre mou du problème non résolu des relations entre la religion et l’État en Turquie. Cela permet ensuite aux conservateurs religieux de poursuivre leur propagande selon laquelle le CHP, parvenu au pouvoir, remettrait en cause les acquis de l’ère AKP. La campagne du CHP en faveur du port du voile doit donc être considérée comme un message d’apaisement aux électeurs de l’AKP ; elle ne doit pas être perçue comme une « AKPisation » et une déviation de la laïcité.

Pourtant, il convient de souligner que la question du voile se situe sur une ligne de faille importante : l’AKP a exploité les divisions du CHP en lançant un débat sur la Constitution, et Erdogan a déclaré que celle-ci devait être modifiée  pour inclure un amendement à la loi sur la protection de la famille. Cependant, les discussions sur la révision de la Constitution quelques mois avant les élections ne semblent pas réalistes. En outre, il n’est pas encore clair à ce stade comment la loi sur la protection de la famille serit traitée dans l’amendement. Par conséquent, bien que l’AKP ne possède pas le nombre de députés nécessaires pour procéder à un tel amendement constitutionnel elle, le fait que le CHP renvoie la balle dans le camp de l’AKP a été fortement critiqué.

Par ailleurs, Kılıçdaroğlu a fait une visite aux États-Unis du 9 au 13 octobre. Il a rencontré des scientifiques turcs au Massachusetts Institute of Technology (MIT) afin d’examiner les développements dans le domaine de l’information et des technologies. Il a fait des déclarations sur sa visite en se connectant à une chaîne de télévision turque (Halk TV) à Boston. Soulignant que la façon dont la Turquie organise son système politique et économique est dysfonctionnelle et cause de nouveaux problèmes, il a déclaré que le CHP  travaillait sur un plan pédagogique, technologique et économique pour le deuxième siècle de la République. Affirmant que la Turquie devrait conduire une politique de croissance et de développement en s’appuyant sur la science et la technologie, il a souligné que sa visite aux États-Unis n’avait aucun contenu politique.

Pourtant, les répercussions politiques de la visite aux États-Unis d’un leader comme Kılıçdaroğlu sont à analyser. La réalisation de cette visite huit mois avant les élections a été accueillie positivement par certains milieux et négativement par d’autres. Le chef du MHP M. Devlet Bahçeli a déclaré qu’elle était louche car il y avait un écart de huit heures dans le programme  Kılıçdaroğlu et que ce dernier n’avait pas révélé où il se trouvait alors. D’autre part, l’une des principales critiques est que le CHP reproduisait ce que l’AKP avait précédemment fait.  Il est bien connu que l’AKP était en contact étroit avec les États-Unis avant d’arriver au pouvoir. À l’époque, ses dirigeants discutaient avec les États-Unis en critiquant la ligne dure et anti-occidentale du parti Refah (un parti islamique dissous dont les dissidents, se présentant comme des modernistes, ont fondé l’AKP). Des questions sont soulevées quant à savoir si le CHP suit le même schéma. Bien que le CHP ait souligné que la visite n’impliquait aucune discussion politique et que le programme était transparent, les milieux de l’AKP et du MHP continuent de poser la question.

A l’ombre de ces deux débats, la prochaine réunion de la Table des Six, dont le CHP fait partie, est prévue le 14 novembre. D’ici là, le groupe d’opposition pourra-t-il parvenir à un consensus sur le choix de leur candidat commun et rédiger un programme de gouvernement (un « protocole de coalition ») ? Alors qu’il semble difficile pour les membres de la table des six partis de travailler sur un programme conjoint, le processus de détermination de la répartition des responsabilités et d’accord sur un candidat présidentiel commun seront relativement plus difficiles. Il ne fait aucun doute qu’Erdogan préférerait une opposition désorganisée et faible. L’objectif gouvernemental est de détourner l’attention du public des problèmes économiques urgents et du débat sur la loi sur la censure en incriminant l’opposition.

Glossaire

AKPAdalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement). Le parti est au pouvoir en Turquie depuis 2002, fondé par l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan. On peut définir l’idéologie du parti, situé à droite, comme favorable à une démocratie conservatrice et au conservatisme social. Il défend le néo-Ottomanisme et peut être qualifié d’islamiste. Il est. Il dispose actuellement de 286 députés et fait partie de l’Alliance Républicaine (Cumhur İttifakı). Dirigeant : Recep Tayyip Erdogan.
Alliance NationaleMillet İttifakı. Alliance électorale formée en mai 2018 qui réunit les partis suivants : CHP, DP, IYI Parti et SP.
Alliance RépublicaineCumhur İttifakı. Alliance électorale formée en février 2018 qui réunit les partis suivants : AKP et MHP.
Alliance pour le Travail et la LibertéEmek ve Özgürlük İttifakı. Alliance électorale formée en septembre 2022 qui réunit les partis suivants : EHP, EMEP, HDP, SMF, TİP et TÖP.
CHPCumhuriyet Halk Partisi (Parti républicain du Peuple). Fondé en 1923 sous la direction du fondateur de la République Mustafa Kemal Atatürk, il défend la doctrine du kémalisme et de la démocratie sociale. Il est aujourd’hui progressiste et pro-européen, favorable au socialisme démocratique et au renforcement du parlementarisme. Il se situe au centre-gauche et constitue le premier parti d’opposition. Il dispose actuellement de 134 députés. Fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Kemal Kılıçdaroğlu.
DEVADemokrasi ve Atılım Partisi (Parti de la Démocratie et du Progrès). Fondé en 2020 sous la direction d’Ali Babacan, qui a été ministre des Affaires étrangères et de l’Économie pendant treize ans de gouvernement AKP. Il est favorable au conservatisme libéral, au libéralisme social, au renforcement du parlementarisme et il pro-européen. Il se situe au centre-droit. Il a actuellement 1 député et fait partie de la Table des six/Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Ali Babacan.
DPDemokrat Parti (Parti démocrate). Fondé en 2007, lorsque le Doğru Yol Partisi (DYP) a changé de nom et de logo, il se situe au centre-droit dans le but de rassembler la droite turque sous un même toit. C’est un petit parti, qui ne dispose actuellement que de 2 députés et qui fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Gültekin Uysal.
EHPEmekçi Hareket Partisi (Parti du Mouvement travailliste). Fondé en 2004, il s’agit d’un parti marxiste-léniniste et vise à abolir le système de propriété privée. Il se situe à l’extrême-gauche et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı).
EMEPEmek Partisi (Parti du Travail). Parti marxiste-léniniste fondé en 1996, il prône la dictature du prolétariat et la démocratie populaire par le biais du pouvoir de la classe ouvrière (prolétariat). Il se situe à l’extrême gauche et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı).
Gelecek Partisi (Parti du Futur). Fondé en 2019 par Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre de l’AKP. Il défend le conservatisme libéral et le système parlementaire renforcé. Il se situe à droite. Il n’a actuellement aucun député au parlement et fait partie de la Table des six. Dirigeant : Ahmet Davutoğlu.
HDPHalkların Demokratik Partisi (Parti démocratique des Peuples). Fondé en 2012, issu du mouvement politique kurde. La plupart de ses anciens dirigeants sont actuellement emprisonnés pour des accusations de terrorisme. Il se situé au gauche. Il dispose actuellement de 56 députés et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı). Dirigeants : Mithat Sancar et Pervin Buldan.
IYI Parti (Le bon Parti). Fondé en 2017 par des dissidents du MHP qui ont quitté le parti après sa coopération avec l’AKP. Il est favorable au kémalisme, au nationalisme turc, à la démocratie libérale, au conservatisme libéral, à l’intégration européenne et au renforcement du parlementarisme. Il se situe au centre droit. Il compte actuellement 37 députés et fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Meral Akşener.
MHP, Milliyetçi Hareket Partisi (Parti du Mouvement nationaliste). Fondé en 1969, représentée au parlement par 48 députés qui soutiennent le gouvernement actuel, il s’agit d’un parti politique d’extrême-droite, ultra-nationaliste et eurosceptique. Il fait partie de l’Alliance Républicaine (Cumhur İttifakı). Dirigeant : Devlet Bahçeli.
SMFSosyalist Meclisler Federasyonu (Fédération des Assemblées socialistes) Il s’agit d’une organisation socialiste qui se présente comme anti-capitaliste, anti-mpérialiste, anti-fasciste et anti-sexiste. Il fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı).
SPSaadet Partisi (Parti du Bien-être). Fondé en 2001, le parti est un parti islamiste, favorable au nationalisme religieux, au conservatisme social, au néo-Oottomanisme et au renforcement du parlementarisme. Il se situe à l’extrême-droite et fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Temel Karamollaoğlu.
Table des SixAltılı Masa. Partenariat entre six partis d’opposition (les quatre partis de l’Alliance nationale ainsi que Deva et le Gelecek Partisi) qui se sont réunis pour défendre un système parlementaire renforcé.
TİPTürkiye İşçi Partisi (Parti des Ouvriers turcs). Fondé en 1961, il fut le premier parti socialiste représenté au parlement, interdit après les coups d’État de 1971 et 1980. Refondé en 2017, il est sur une ligne socialiste, marxiste-léniniste et défenseur d’un populisme de gauche. Il se situé à l’extrême gauche. Il a actuellement 4 députés et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı). Dirigeant : Erkan Baş.
TÖPToplumsal Özgürlük Partisi (Parti de la Liberté sociale). Parti fondé en 2020 et défendant le marxisme-léninisme, le communisme, le socialisme et se situant à l’extrême gauche. Il fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı).

[1]() Political parties and alliances with an asterisk after their names are summarized in the glossary on page 16 / Les partis et les alliances politiques dont les noms sont suivis d’un astérisque, sont présentés de manière synthétique dans le glossaire disponible p. 16.


Selmin Seda Coskun est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence de relations internationales et d’un master en économie internationale, elle est docteur en sciences politiques (Université d’Istanbul, 2019). Auteur de Vekalet Savaşları ve Çözümü Zor Sorunlardaki Yeri : Lübnan İç Savaşı Örneği [La guerre par procuration dans les conflits internationaux. L’exemple de la guerre civile libanaise] (Ankara, Nobel Bilimsel Eserler, 2021), elle est chroniqueur international pour le site Dokuz8News. Désormais installée à Paris. elle poursuit des études spécialisées sur la géopolitique du cyberespace à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et enseigne les sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris. Elle a rejoint l’Institut Thomas More en novembre 2021.

Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est titulaire d’une licence d’histoiregéographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est l’auteur de Géopolitique de l’Europe (Paris, PUF, 2020) et de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (Paris, PUF, 2020). Ses domaines de recherche incluent la « grande Méditerranée » et couvrent avec la Turquie, les enjeux touraniens et les dynamiques géopolitiques en Eurasie.

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