« Le piège » par Fehim Tastekin

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Traduit par Renaud Soler; Paru le 28/9/20 dans Gazete Duvar en turc.

La coalition nationaliste conflictuelle et tendue entre l’AKP d’Erdoğan et le parti nationaliste d’extrême-droit MHP a perdu toute capacité de régler, par les voies ordinaires, les conflits intérieurs et extérieurs. Plus exactement, elle ne l’a jamais véritablement possédée. Le Caucase vient s’ajouter aux conflits en Syrie, en Libye et en Méditerranée orientale, dont une dimension est le règlement de comptes, direct ou indirect, avec la Russie. Les affrontements entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie durent depuis quelques jours. La situation est très sérieuse ; les deux pays ont déclaré la loi martiale.

Le 12 juillet 2020, lors d’escarmouches entre les deux pays qui avaient fait au moins 16 morts, la Russie avait adopté une position conciliatrice. Elle venait d’organiser, entre le 21 et le 26 septembre, des exercices militaires (Caucase 2020) communs avec l’Arménie. Plus que jamais, la Turquie avait répondu de manière belliqueuse, à la fois avec des manœuvres militaires communes et avec un accroissement de capacités militaires et de la communication avec l’Azerbaïdjan. Chaque développement indiquait depuis lors des préparatifs à un conflit de plus grande envergure. L’extrême dispersion de la communauté internationale, la marginalisation des États-Unis engagés dans le processus des élections présidentielles, le comportement mesuré de la Russie qui accorde de l’importance à ses liens avec l’Azerbaïdjan, même si elle se tient derrière l’Arménie, et bien entendu le soutien tonitruant de la Turquie, tout cela pousse Bakou à tenter le tout pour le tout. Le 24 septembre, le ministère des Affaires étrangères d’Azerbaïdjan a listé les violations et les provocations de l’Arménie depuis l’élection du président Nikol Pashinyan ; le lendemain, le président Ilham Aliyev a annoncé qu’il était nécessaire de préparer un calendrier de retrait des forces arméniennes, et que « le problème doit être résolu sur la base du principe de l’intégrité territoriale de l’Arménie. L’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan n’est pas négociable. Le Haut-Karabakh est azerbaïdjanais ». Ces déclarations accompagnant les préparatifs militaires furent les bruits annonciateurs des opérations. Même si l’administration Pashinyan a mis de côté le principe « terres contre paix » des administrations précédentes et renforcé ses liens avec le Haut-Karabakh, l’Arménie est de manière générale et fondamentalement en position défensive. La stratégie de l’Arménie consiste à faire accepter le statu quo sur les terres conquises ; celle de l’Azerbaïdjan est de les récupérer.

Le 26 septembre au matin, les journaux azerbaïdjanais annonçaient que les affrontements avaient débuté par des attaques de civils conduites par les forces arméniennes. Quelques heures plus tard, il n’était plus question que de la libération des terres azerbaïdjanaises occupées par les Arméniens. En une journée, sept villages et le mont Murov auraient été « libérés » et l’axe routier Vardenis-Martakert passé sous contrôle azerbaïdjanais. L’armée azerbaïdjanaise a visé avec des roquettes la capitale du Haut-Karabakh, Stepanakert/Hankendi, et beaucoup d’autres positions. Son action paraît beaucoup mieux planifiée que lors des affrontements précédents. Pashinyan a appelé le peuple arménien à la mobilisation générale et affirmé que « la nation arménienne était prête à la guerre » tout en s’entretenant avec Vladimir Poutine et en s’adressant à la communauté internationale : « utilisez tous les leviers afin d’empêcher la Turquie d’interférer ». Si les affrontements ne sont pas interrompus, il n’est pas exclu que l’on se dirige vers une véritable guerre. Sans recours diplomatique, le danger d’une confrontation entre la Turquie et la Russie est aussi une éventualité.

L’expérience de la gestion de ce conflit de trente ans maintient les deux parties à un pas de l’affrontement généralisé. Ceci dit, l’atttitude de faucon de la Turquie, qui relègue à l’arrière-plan la diplomatie, pousse de manière irresponsable les deux parties à l’escalade. Ces événements instillent en Turquie la haine de l’Arménie et rendent ce faisant un grand service aux forces nationalistes et militaristes.

Si mes observations ne me trompent pas, ce nouvel acte porte les traces de la raison stratégique et de la mise en scène d’Ankara. Aliyev avait invectivé le groupe de Minsk (fondé en 1992 pour régler le conflit du Haut-Karabakh) qui soulignait l’impossibilité de toute solution militaire : « qui a dit ça ? ». Ses mots sont devenus des actes. Le soutien de la Turquie membre de l’OTAN rend cela possible. Le ministère des Affaires étrangères a affirmé le soutien total et inconditionnel de la Turquie. Une garantie d’engagement sans limite au nom de l’État turc ! Sans limite ? La liste est longue. Unités militaires, interventions aériennes, tank, canon, fusils, drones, munitions, milices… Que faudra-t-il ? Tout cela ?

Le dernier élément de cet inventaire est un candidat de choix. Depuis quelques jours, les rumeurs d’envoi de miliciens syriens en Azerbaïdjan bruissaient à Ankara. Des images de combattants chargés dans un avion, de combattants sur des véhicules sur une route en Azerbaïdjan, et l’enregistrement audio de l’un d’entre eux tournent sur Internet. L’Observation syrien des droits de l’homme a publié hier des informations à ce propos : le 24 septembre, 300 combattants issus de la division Sultan Murad (turkmène) et de la brigade el-Amshat (turkmène) ont été prélevés du front d’Afrin et transférés en Azerbaïdjan en échange de salaires entre 1 500 et 2 000 dollars. Le 26 septembre, 1 400 combattants sont rentrés de Libye et certains pourraient être envoyés en Azerbaïdjan. Certaines sources parlent de salaires de 500 à 600 dollars. Les media du pouvoir en Turquie soutiennent de manière parallèle, pour justifier la mobilisation des milices, que l’Arménie transfère vers les terres occupées des terroristes du PKK ou des YPG pour former des miliciens contre l’Azerbaïdjan. Comme ces informations ne sont pas corroborées, elles ont été reçues avec circonspection, d’autant qu’elles relèvent de la contre-propagande. La présence de miliciens avait de même été d’abord niée pour la Libye, avant qu’Erdoğan ne le reconnût fièrement.

Les milices sont devenues depuis la crise syrienne un instrument de la politique étrangère interventionniste de l’administration Erdoğan. À partir de 2012, des Libyens avaient combattu en Syrie dans les rangs djihadistes, désormais les Syriens combattent comme forces d’appoint de la Turquie en Libye. Mais le Haut-Karabakh est une autre affaire. D’abord, les djihadistes sunnites sont envoyés combattre dans le rang de chiites qu’ils considèrent comme des ennemis et des mécréants ! Eux-mêmes le disent. Un combattant : « nous pensions que nous allions avec les Turcs rejoindre les bases militaires turques à la frontière avec l’Arménie. Mais les Turcs ne sont pas venus avec nous, il n’y avait que l’armée azerbaïdjanaise et tous sont chiites. Ce n’est pas pour moi. Ils sont nos ennemis encore plus que les juifs et les chrétiens. Nous ne pouvons pas combattre avec eux ni être du même bord ». Je rapporte ces propos sans les corroborer.

Ensuite, au-delà de l’identité religieuse de l’Azerbaïdjan, envoyer des djihadistes dans le Caucase revient quasiment à menacer la Russie. Un des facteurs de l’intervention de la Russie en Syrie était précisément de régler ailleurs que dans le Caucase le problème des combattants djihadistes originaires de cette région, et la possibilité de leur retour alarmait la Russie. Il semblerait que les miliciens transférés en Azerbaïdjan ont été choisis parmi les groupes turkmènes, information qui attend confirmation. Néanmoins une voie est désormais ouverte et d’autres combattants pourront l’emprunter. Le combat contre la Russie est pour tous une motivation centrale. La Russie ne restera pas sans voix face à ces développements.

Par ailleurs, la tentative turque de pénétrer dans le Caucase par l’Azerbaïdjan, qui rappelle la campagne ottomane de 1918, est une opération difficile à digérer pour la Russie. Sur ce front il y a l’Arménie mais la Russie est juste derrière. En fonction du dimensionnement de l’intervention, la partie au conflit peut changer. Il faut demander à ceux qui cherchent l’aventure dans le Caucase : jusqu’où êtes-vous prêts à aller ? L’Azerbaïdjan a pris le risque d’une guerre afin de briser le statu quo. À quelle stratégie, à quelles attentes est liée le soutien empressé de la Turquie, symbolisé par le slogan « une nation, deux États » ? Si le problème est le Haut-Karabakh, pense-t-elle que la guerre sera menée à son terme ? Ne s’agit-il pas plutôt de mettre la Russie sous pression en Libye et en Syrie en se servant de l’incendie allumé dans le Caucase ? Ankara veut négocier son retrait d’Idlib en échange du contrôle sur Kobané, Manbij et Tall Rifaat. Espère-t-elle une concession sur ce sujet ? Ou bien la levée de la ligne à ne pas franchir, posée par les Russes à Sirte et Djoufrah ? Très bien, et si la Russie n’acceptait pas ? Le sud du Caucase est un terrain de jeu russe depuis deux siècles. Chaque conflit dans le Caucase a renforcé son contrôle sur la région.

Alors que les frictions croissent en Syrie et en Libye et que la situation se calme en Méditerranée orientale, l’embrasement du Caucase pourrait réchauffer les cercles du pouvoir. Mais le silence de la Russie est trompeur. Les blessures qui s’ouvriront entre les peuples seront difficiles à refermer. Il faut tout faire pour favoriser des moyens pacifiques de faire émerger la paix.

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