Fehim Taştekin: « L’espoir après la mort : un pape est venu en Irak »

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Fehim Taştekin, Mars 8, 2021 traduction: Renaud Soler image: Ayatollah Sistani’s Media Office / AFP

Deux chefs religieux prêts à s’écouter, à se comprendre. Oui, c’est historique. Le pape François a rencontré à Nadjaf Ali al-Sistani, la plus haute autorité du chiisme. L’attitude des deux hommes, assis et les mains posées à plat sur leurs genoux, disait : « Respectez-vous les uns les autres, soyez prêts à vous écouter et vous comprendre ». La manière dont ils se sont pressés les mains en se disant adieu restera dans l’histoire. En écrivant cela, je ne peux m’empêcher de penser au ministre des Affaires religieuses turc Ali Erbaş montant à la chaire d’Ayasofya un sabre à la main. En Iraq où tant d’hommes ont été manipulés avec la religion, où la politique s’est abreuvée de religion, où le brigandage s’est caché sous un masque religieux, où tant de crimes ont été commis au nom de la religion, où l’humanité a été avilie par les guerres de confession et de religion, l’attitude du pape et de l’ayatollah était un signal pour un retour à la raison.

            Le pape François a attendu avant de toucher aux souffrances de cette région que l’administration Bush a envahi au nom d’une « guerre sainte », où les Iraquiens ont été privés de leur humanité, les musulmans se noyant dans le sang des musulmans, les antiques peuples syriaque et chaldéen chassés de leurs terres, les yézidis condamnés à subir un génocide. Peut-être est-ce parce que la reconnaissance est venue si tard que tout le monde a été si touché. C’était la première fois qu’un pape se rendait en Irak. La demande de visite formulée par Jean-Paul II n’avait pas été accueillie favorablement par Saddam Hussein.

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            Sistani, d’origine iranienne, vit depuis l’âge de huit ans à Nadjaf. Il a 90 ans. On le respecte pour son souci de la souveraineté de l’Iraq. Lors de l’occupation américaine, il n’accepta jamais de rencontrer des responsables américains et de légitimer la présence américaine. Il statua sur l’illégalité d’une commission constituante que le proconsul américain allait nommer. En 2005, en déclarant que la constitution devait être écrite par des élus du peuple iraquien, il ouvrit la voie aux élections, conscient qu’en cas de résistance armée, l’occupation allait s’éterniser. Il pensait qu’après l’élection d’un parlement et la mise en place d’un gouvernement, les Américains se retireraient. Ce n’est évidemment pas ce qu’il s’est produit.

            Sans reconnaître l’occupation ni collaborer avec les occupants, il attendait que les forces américaines transfèrent le pouvoir aux Iraquiens. Il encouragea ensuite la formation d’un gouvernement représentant toutes les composantes religieuses et ethniques. Lors des crises politiques, les sunnites comme les Kurdes recherchaient la médiation de Sistani. Le vice-président Tareq al-Hachemi, l’un des anciens leaders du bloc sunnite et obligé de quitter le pays, aurait dit de lui qu’il était « la soupape de sécurité de l’Iraq ». Le religieux chiite appelait à l’unité et au refus de la division et du confessionnalisme. En refusant le principe du gouvernement du juriste [la vilayet-e faqih de l’ayatollah Khomeini], au fondement du système politique iranien, il empêcha sa transposition en Iraq.

            Il arrêta arrêté par son autorité les chiites qui entendaient reprendre par la force les mosquées chiites données aux sunnites à l’époque de Saddam. En 2006, après les terribles attentats d’al-Qaida contre les mausolées de l’imam Ali al-Hadi et l’imam Hasan al-Askari, à Samarra, il appela avec succès les chiites à ne pas céder à l’appel de la vengeance aveugle. Quand des églises furent visées à Mossoul et Bagdad, il appela à protéger les chrétiens.

            En 2005, aux prétendants au pouvoir qui venaient frapper à sa porte, il disait ceci : confiez les ministères à des personnes compétences, tenez-vous loin des intérêts confessionnels et ethniques, faites des compromis avec les autres partis, veillez à l’unité nationale, luttez contre la corruption, effacez les traces de l’occupation et démobilisez les milices. Malheureusement, ses conseils ne furent pas entendus. L’ayatollah Sistani ferma sa porte au premier ministre Nuri al-Maliki quand celui-ci commença à glisser vers le confessionnalisme.

            Sa fatwa la plus importante, il la délivra après la prise de Mossoul par l’État Islamique, alors que les djihadistes étaient en route pour Bagdad. Il appela le peuple iraquien à la mobilisation générale, ce qui eut pour conséquence la création de la Mobilisation Populaire [al-hashd al-shaabi]. Même si les chiites en formaient la majorité, des sunnites et des chrétiens, réunis dans la brigade Babylone, y participèrent aussi. En 2019, les États-Unis ont ajouté le chef de cette brigade chrétienne, Rayan al-Kaldani, à la liste des sanctions contre la Mobilisation Populaire. Quand des tensions se faisaient jour entre les Peshmergas kurdes et la Mobilisation Populaire, Sistani appelait à la désesclade. Il publia aussi une fatwa contre le nettoyage ethnique des Arabes sunnites dans les provinces de Salaheddin et Diyala. En octobre de la même année, alors que les manifestations du peuple iraquien étaient sévèrement réprimées, Sistani appela le pouvoir à répondre aux demandes populaires. Le premier ministre Adel Abdel-Mehdi fut contraint sous la pression de la rue.

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            La visite du pape est venue appuyer la ligne suivie par Sistani. L’ayatollah a insisté, au cours de l’entretien, sur les injustices, la pauvreté, l’oppression religieuse et intellectuelle, les libertés fondementales, la justice, la violence, le déracinement des peuples autochtones et la question de Palestine. Le pape a quant à lui mis en avant la tolérance, le dialogue et la coopération.

            En 2019, le pape François avait signé une Déclaration commune sur la fraternité avec le cheikh Ahmad al-Tayyib, imam de la mosquée d’al-Azhar en Égypte, l’une des plus importantes institutions sunnites. La rencontre avec l’ayatollah Sistani complète son cheminement avec l’islam.

            Ce qu’est devenue la Mobilisation Populaire n’est pas ce à quoi Sistani avait appelé. Il voulait que les milices fussent disciplinées par leur intégration à l’appareil de sécurité officiel ou bien dissoutes. Certains groupes ont refusé. La politique iranienne d’« axe de la résistance » [formé par le Hizbullah libanais et des groupes armés alliés de Téhéran en Syrie, en Iraq et au Yémen] est la cause de la désintégration de la Mobilisation Populaire. Après avoir joué un rôle crucial dans la défaite de l’État Islamique, des accusations de rançonnage, corruption, mauvais traitement, déprédation, ont commencé à se faire entendre. Ces plaintes provoquent déjà une nouvelle accumulation des colères à Mossoul. Selon des sources, le pape a évoqué devant Sistani les problèmes rencontrés par les chrétiens de Mossoul avec la Mobilisation Populaire. Il existe des rapports qui établissent que dans la plaine de Ninive, à Hamdaniyya, Qaraqoch, Barkhdida, les biens de chrétiens ayant fui leur maison ont été distribués à des groupes de la Mobilisation Populaire.

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            Depuis 2003, dans beaucoup d’endroits d’Iraq, des chrétiens ont été dépouillés de leurs biens et poussés à l’exil par différents acteurs des conflits. En 18 ans, leur nombre a fondu de 1,5 millions à moins de 400 000. La visite du pape peut être une source d’espoir à propos de l’avenir de l’Iraq, et un encouragement à rester sur place pour les chrétiens restants. Pour Erbil, capitale du Kurdistan autonome, cette visite était également un signe de soutien et un appel à la responsabilité. Même si les chrétiens y vivent en paix, il y aussi des problèmes, en particulier dans les régions disputées.

            Du point de vue du premier ministre Mustafa al-Kazimi, la visite du pape est une victoire. Kazimi a annoncé à Ur, à l’occasion d’une rencontre inter-religieuse, que le 6 mars serait désormais le Jour de la tolérance et de la vie en commun. Kazimi, bloqué entre les États-Unis et l’Iran, ne trouve aucune marge de manœuvre. Malgré sa volonté de reprendre le contrôle sur les milices, il ne parvient pas à obtenir de résultats. La situation est gravissime : la politique s’est radicalement confessionnalisée et le pays enfoncé dans la division, les luttes pour l’appropriation de la rente et la corruption sont endémiques, la reconstruction du pays au point mort et les services publics en déshérence. Mais Kazimi ne parvient pas à mettre la main sur le gouvernail.

            Trois ans ont passé depuis la reconquête de Mossoul, où le pape a prié entre les décombres. Tout est encore en ruines, comme si l’on voulait punir des habitants. Lors de la prière d’Ur, en commun avec des musulmans, des chrétiens et des yézidis, le pape François a fait sentir qu’il comprenait parfaitement les problèmes de l’Iraq : « L’unité, la fraternité et la foi a commencé à Ur. Nous sommes les enfants d’Abraham. Nous pouvons faire revivre ensemble ces terres ». Dans le stade d’Erbil, portant le nom de Franso Toma Hariri, premier gouverneur chrétien de la ville, assassiné en 2001, le Pape a prononcé encore ces mots : « L’Iraq sera toujours dans mon cœur ».

            Il y a un espoir pour demain. Cela prendra peut-être du temps. Mais demain, un jour, on dira : « Un pape est venu en Irak ». Peut-être que cette visite deviendra un point de repère pour construire l’avenir. Qui sait ? L’Iraq a été tellement martyrisé qu’il a besoin de plus que d’un ordinaire espoir : il lui faut une lutte longue et décidée.

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