La communauté kurde refuse de croire à la thèse de l’attaque raciste à Paris. Le Monde/ Christophe Ayad

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Dans un article du 25 décembre 2022 le Monde rapporte que des « milliers de Kurdes ont manifesté, samedi, dénonçant un attentat aux mobiles politiques. Le principal suspect a motivé son geste par le racisme avant d’être transféré en psychiatrie. »

« Sous le ciel gris de Paris, une mer de drapeaux rouge, jaune et vert aux couleurs du Kurdistan. Des milliers de Kurdes et de sympathisants de leur cause ont rendu hommage, samedi 24 décembre, aux trois membres de la communauté assassinés vendredi à Paris, rue d’Enghien, en se rassemblant sur la place de la République.

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La manifestation était appelée par le Centre démocratique kurde de France (CDKF), dont le siège se trouve au centre culturel kurde Ahmet-Kaya, pris pour cible par l’auteur présumé de la tuerie, William M., 69 ans. Sa garde à vue a été levée samedi pour raison médicale. L’homme a été transféré en soins psychiatriques en attendant d’être présenté à un juge.

Quelques-uns des manifestants étaient venus avec les portraits imprimés des deux victimes les plus connues, la militante féministe Emine Kara et le chanteur Mir Perwer. La troisième victime, Abdulrahman Kizil, est un « un citoyen kurde ordinaire », selon le CDKF, habitué à fréquenter le centre Ahmet-Kaya. Mais si un visage dominait la manifestation, c’était celui d’Abdullah Öcalan, le chef et fondateur du PKK, emprisonné en Turquie. Le Parti des travailleurs du Kurdistan, en guerre avec l’Etat turc et dont le CDKF est une émanation, avait souhaité faire de la manifestation un moment de recueillement autant qu’une démonstration de force au cœur de la France et de l’Union européenne, qui le classent toujours comme une organisation terroriste.

Malgré ces enjeux politiques, l’émotion est au rendez-vous. Beaucoup de manifestants refusent de s’exprimer, comme si les assassinats étaient un affront personnel impossible à verbaliser. Jamais la communauté kurde n’a été prise pour cible par le « racisme » d’extrême droite, la motivation mise en avant par le tueur présumé lors de sa garde à vue. Les manifestants, eux, n’y voient que la poursuite d’une répression qui frappe les Kurdes dans leurs pays d’origine comme dans leur exil. Nombre de drapeaux rappelaient le souvenir des trois militantes assassinées il y a presque dix ans, le 9 janvier 2013 rue Lafayette, par un agent présumé de l’Etat turc qui n’a jamais pu être jugé avant de décéder en détention.

Méfiance et paranoïa chez les plus jeunes

Rukan Teker, une jeune étudiante en première année de droit, est venue avec une amie. Elle brandit le portrait du chanteur Mir Perwer, Sirin Aydin de son vrai nom, assassiné la veille par William M. qui l’a poursuivi jusque dans un restaurant kurde pour l’achever : « Ce qui s’est passé est horrible. Je me sens insécurisée. Je suis des cours à l’Institut culturel kurde et cela aurait pu très bien m’arriver. Nous, les Kurdes, on ne se sent pas protégés. Déjà qu’on nous refuse un Etat, qu’on doit tout le temps expliquer qui nous sommes, on se sent complètement délégitimés. Regardez comment nous traite la police ! »

Au même moment, une partie des manifestants avançant vers la place de la Bastille se fait refouler à coups de grenades au gaz lacrymogène. De violents affrontements s’ensuivent sur le boulevard du Temple : voitures renversées, poubelles incendiées, mobilier urbain saccagé. Onze personnes ont été interpellées en marge de la manifestation, selon la préfecture de police. A la tribune, l’oratrice s’époumone : « Nous avons le droit de défiler, mais les jeunes, je vous en supplie, ne cédez pas à la provocation ! Ne faites pas le jeu de nos ennemis ! » Beaucoup accusent des agents provocateurs turcs, voire les services de renseignement français « complices ». La paranoïa et la méfiance sont très répandues chez les plus jeunes hommes, plus enclins à affronter les forces de police.

« Il faut les comprendre. Moi, je vis ici depuis trente-deux ans, mais beaucoup de ces jeunes viennent juste d’arriver. Ils parlent à peine français et ont vu leurs familles, leurs proches se faire arrêter et même tuer en Turquie, explique Remo Kurt, un chef d’entreprise et père de famille sexagénaire. Pour eux, c’est insupportable que cela se reproduise dans le pays où ils sont venus trouver refuge. Ils ne peuvent pas imaginer qu’il y a une autre violence que celle de l’Etat turc qui les vise. »

Personne dans la foule n’est prêt à accepter le seul mobile raciste du tueur. Il ne peut qu’avoir été manipulé par les services secrets turcs ou avoir bénéficié de renseignements d’Etat. Tous posent les mêmes questions à l’appui de leur démonstration : « On n’a jamais entendu parler de racisme antikurde, pourquoi s’en prendre à eux ? » « Comment cet homme a-t-il entendu parler du centre Ahmet-Kaya qui n’est pas très connu dans Paris ? » « Comment se fait-il qu’il ait agi le jour même où une réunion était prévue en vue de l’anniversaire des trois [militantes kurdes tuées] de la rue Lafayette ? » « Comment se fait-il qu’il ait tué une femme de premier plan du mouvement kurde, comme il y a dix ans déjà ? »

« Le poison du soupçon »

Emine Kara était en effet la responsable nationale du mouvement des femmes kurdes. Elle avait combattu les djihadistes de l’organisation Etat islamique les armes à la main à Kobané et ailleurs en Syrie. Elle avait même été blessée. Elle venait de déposer une demande d’asile politique « rejetée par les autorités françaises », selon le porte-parole du CDKF, Agit Polat.

Menal Kara – aucun lien de famille – connaissait Emine Kara et le chanteur Mir Perwer : « Nous avons perdu 15 000 combattants face à Daech et les survivants se font tuer à Paris ! Et les autorités refusent d’appeler ça un attentat ? C’est scandaleux. Mir Perwer avait fait deux années de prison en Turquie avec les maires de villes kurdes destitués par Erdogan, c’était un réfugié politique qui avait laissé derrière lui sa femme et ses deux enfants. Et l’on refuse d’appeler cela un crime politique ? » Le vice-bâtonnier du barreau de Paris et Jean-Luc Mélenchon ne disent pas autre chose à la tribune dressée sur un côté de la place de la République.

Le sénateur communiste de Paris Pierre Laurent évoque le poison du « soupçon » suscité par l’enquête inachevée sur le triple meurtre de la rue Lafayette, pour lequel personne n’a été jugé, aucun mandat d’arrêt n’a été émis contre des agents turcs et l’Etat français refuse toujours de lever le secret-défense. Une grande manifestation est prévue le 7 janvier pour commémorer les trois femmes assassinées. Le triple assassinat de la rue d’Enghien lui donnera une acuité particulière.

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Attaque raciste, attentat ou assassinat politique, les Kurdes doivent se sentir bien isolés tant l’absence de manifestants étrangers à leur cause est criante. Quelques féministes, Siham, une jeune femme d’origine algérienne venue pour ce « peuple oublié », quelques membres de l’ultra gauche sensibles à l’utopie du Rojava et des militants de l’extrême gauche turque des années 1980, qui se sont rapprochés de la cause kurde, étaient présents. Mais on ne peut pas dire que la société française s’est sentie concernée par le drame de la rue d’Enghien. Il en faudra plus pour que la communauté kurde sorte de son enfermement et de ses peurs récurrentes. »

Christophe Ayad, le Monde, 25 décembre 2022

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